L’indisponibilité ou la hausse des prix (imposée par nombre de revendeurs) ou encore la contrebande de nombre de produits subventionnés (farine, semoule, pâtes alimentaires, huile végétale, sucre) en ces temps de crise du coronavirus a remis au goût du jour la question de la viabilité du système de compensation ou de subvention dans nos contrées.
A l’évidence, la modicité des prix explique la multiplication des infractions et des malversations dont font l’objet, les produits subventionnés, à l’image de la pénurie et du détournement des produits consacrés exclusivement aux besoins de consommation des ménages vers les usages à but lucratif tels les commerces et les entreprises économiques. Et ce, en dépit des contrôles économiques.
A quoi s’ajoute le trafic des contrebandiers. Il ne se découragent pas de faire passer par les circuits informels les produits subventionnés aux frais du contribuable tunisien vers les pays voisins de la Tunisie.
Autre entorse : les non-résidents (Libyens et autres touristes) qui profitent de cette manne sans aucune contribution significative. Et que dire du gaspillage monstre : la semoule et le pain sont de plus en plus employés comme aliments pour bétail vu la modicité de leur prix de vente.
D’ailleurs, c’est au regard de cette dilapidation des ressources publiques que le FMI a recommandé, en maintes occasions, la révision de ce système de subvention généralisé, voire carrément sa suppression, en optant pour la réalité des prix. En creux, cela revient à instituer un mécanisme qui ciblera directement les ayants droit de l’aide, d’autant que cet effort de compensation ou de subvention étatique ne profite qu’à 15% – au meilleur des cas – des franges défavorisées.
Il demeure entendu que la réussite de la réforme du système de compensation comme toute réforme structurelle à caractère politico-social requiert, avant de la mettre en pratique, du temps et des efforts conséquents pour convaincre l’opinion publique, les partenaires sociaux, les partis politiques et les représentants de la société civile du bien-fondé de cette réforme.
Il faudra prévoir des mesures d’accompagnement adaptées aux franges nécessiteuses pour éviter de s’aventurer sur un terrain glissant. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se remémorer les tristement célèbres « émeutes du pain » survenues en 1984. Il y a lieu également de tenir compte de la flambée du coût de la vie et de la dépréciation du pouvoir d’achat depuis 2011.
Où en est l’identifiant social unique ?
Promis depuis quelques années déjà, cet identifiant social unique tarde à voir le jour. Son objectif est de cibler les vrais ayants droit des transferts sociaux et de mettre fin à cette iniquité de compensation généralisée. D’autant plus que le pays subit une sévère crise des finances publiques qui ne cesse de réduire la marge de manœuvre des pouvoirs publics. Elle leur commande une rationalisation drastique des dépenses budgétaires, surtout avec la nouvelle crise du coronavirus et ses retombées socio-économiques.
Le retard concernant l’identifiant social serait-il dû à la question de la protection des données à caractère personnel ? Parmi les préalables, il faudra cerner avec exactitude ce que perçoit chaque ménage annuellement de la Caisse générale de compensation afin de pouvoir procéder aux ajustements sans occasionner, au passage, de nouvelles injustices.
Parallèlement, il y a lieu d’intensifier les contrôles économiques et la maîtrise des circuits de distribution. Tout le monde constate chaque jour l’inefficience de tels contrôles vu qu’un grand nombre de ménages tunisiens à faible revenu sont toujours privés, par exemple, de l’huile végétale compensée En tout état de cause, il faudra veiller à ce que la réforme structurelle attendue ne crée pas des difficultés d’ordre pratique.
De même, il y a lieu de veiller à ce que cette réforme n’accentue pas le taux de pauvreté ou le taux de pauvreté extrême. S’assurer aussi qu’elle mette fin à l’érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes. Lequel semble plutôt glisser vers celui des couches à faible revenu.
La nécessité d’un grand effort de conviction de l’opinion s’impose car cette question de la compensation est au cœur du renouveau d’un Etat-providence qui s’érige en tant que droit acquis et qui est fortement ancré dans notre société.
En effet, il faut remonter à l’année 1945 pour savoir que les autorités coloniales, par le biais d’un décret beylical, ont réagi à la flambée des cours mondiaux des produits alimentaires. Mais la « tunisification » de l’institutionnalisation de ce système de compensation a été concrétisée par la loi n°70-26 du 19 mai 1970 portant création d’une « Caisse Générale de Compensation » à l’effet d’agir sur les prix des produits de base en en réduisant les fluctuations. Et ce afin de préserver le pouvoir d’achat de certaines catégories sociales de la population (à revenu faible et moyen). Au motif de stabiliser et maîtriser l’évolution des salaires, condition essentielle pour soutenir, en ce temps-là, un tissu industriel tout juste embryonnaire.
Amortisseur du coût de la vie pour les couches pauvres et moyennes et donc un facteur de paix sociale, ce système de compensation n’a jamais été abandonné, depuis, par aucun gouvernement. Bien plus, la dotation budgétaire à la Caisse générale de compensation n’a cessé de progresser au fil des ans, constituant un gouffre difficilement maîtrisable pour les fonds publics. L’atonie de la croissance et la stagnation du PIB sont passées par là.
Certes avec cette réforme en perspective, nombre d’avantages sous-jacents du système de compensation dont la subvention généralisée s’estomperont. C’est le cas de l’effet stabilisateur des prix des produits de base les plus consommés (et son impact sur la maîtrise de l’inflation monétaire).
L’accès à un apport nutritif de base à un nombre conséquent de ménages tunisiens n’est pas non plus épargné. La compétitivité sera impactée par la force des choses dès lors que le prix d’un grand nombre de produits et services locaux seront libéralisés. Mais retarder la réforme pourrait avoir un coût encore plus douloureux : en faisant perdurer la crise des finances publiques.
Par Samy Chambeh / (Article publié dans le n°791 de l’Economiste Maghrébin)