L’ampleur de la pandémie Covid-19 et l’étendue des dégâts humains, économiques et sociaux expliquent la force et le caractère parfois inédit et révolutionnaire des réponses des pays et des institutions internationales depuis quelques semaines pour relever les défis posés par cette crise. Beaucoup de responsables politiques et d’experts médicaux ont parlé d’une guerre contre ce virus pour sauver les vies humaines et arrêter sa propagation et la mortalité.
Cette conception de la lutte contre la pandémie Covid-19 ne s’est pas limitée aux politiques mais a également caractérisé l’action économique. Les mesures prises par beaucoup de pays et d’institutions sont sans précédent et nettement plus importantes que celles mises en place au cours de la grande crise financière de 2008 qui a failli pourtant emporter le système capitaliste.
Ces mesures nous rappellent celles prises au moment des grandes guerres avec la fin des règles et normes qui ont prévalu au cours des périodes de croissance et de stabilité. Et les gouvernements d’envisager des mesures exceptionnelles qui peuvent aller jusqu’à la nationalisation des grandes banques ou des grandes entreprises pour les sauver de la faillite et leur permettre de poursuivre leurs actions économiques.
La monnaie hélicoptère !
Face à la dévastation que laisse derrière lui le Covid-19, on assiste à une mobilisation sans précédent des pouvoirs publics pour endiguer ses effets sanitaires, économiques et sociaux. A moments exceptionnels, réponses exceptionnelles.
Pour preuve, aux Etats-Unis l’administration Trump a décidé d’envoyer des aides directes aux Américains : 1200 $ pour les ménages qui gagnent moins de 75 000 $ par an, 2400 $ pour les ménages qui gagnent moins de 150 000 $ par an. A ces aides s’ajoutent des chèques de 500 $ par enfant à charge. Ces mesures cherchent à aider ces familles à faire face aux conséquences sociales de la pandémie Covid-19.
Ces aides directes sont des mesures exceptionnelles. Elles rappellent une bien vieille idée du maître de Cambridge, Milton Friedman. Il avait dit, en 1960 en évoquant les politiques monétaires expansionnistes : « Supposons qu’un jour, un hélicoptère vole au-dessus d’une communauté et qu’il largue depuis le ciel 1000 dollars en billets, que les habitants s’empresseraient bien sûr de ramasser… ».
De cette fameuse phrase est née, chez les économistes, la notion de monnaie hélicoptère à laquelle on n’a cessé de faire référence, particulièrement pendant les moments de grandes crises. Elle consiste en la distribution directe d’argent aux citoyens. Beaucoup d’économistes défendent cette idée pour au moins deux raisons.
D’une part, elle permet d’éviter les lourdeurs du système bancaire si les aides accordées par les pouvoirs publics devaient transiter par les banques. D’autre part, plusieurs personnes étant exclues du système bancaire, ne peuvent pas bénéficier de ces aides.
Enfin, il faut noter que les politiques monétaires non conventionnelles et expansionnistes des banques centrales sont à l’origine d’un accroissement des inégalités. Et ce dans la mesure où elles ne bénéficient qu’à ceux qui disposent d’actifs réels ou financiers.
L’idée d’un hélicoptère qui va larguer de l’argent n’est pas une vue de l’esprit mais il s’agit d’une idée sérieuse que les grands économistes ont discuté pour faire face aux crises exceptionnelles du capitalisme.
Mais, d’autres économistes ont mis en exergue les limites de cette idée. Ils ont souligné le fait qu’un hélicoptère ou un drone monétaire, selon d’autres expressions, peut ne pas avoir les effets attendus, notamment en matière de consommation, dans la mesure où les moments de crise n’encouragent pas les dépenses mais plutôt favorisent la thésaurisation face à l’incertitude.
D’autres économistes pointent le risque inflationniste si la distribution de la monnaie hélicoptère se traduisait par une accélération de la consommation. Ainsi, sommes-nous en présence d’un débat important dans le village tranquille des économistes pourtant peu ouvert aux révolutions et aux idées qui sortent des sentiers battus. Mais, devant des risques aussi importants, les économistes sont également amenés à faire leur mue, à penser un monde nouveau auquel ils n’ont jamais réfléchi et à devenir révolutionnaires.
Les Banques centrales et les monnaies hélicoptères
Les Banques centrales jouent un rôle majeur dans cette monnaie hélicoptère ou dans la distribution directe de financements aux familles. Car, faut-il le préciser, si l’administration a décidé de distribuer de l’argent directement aux ménages américains pour compenser les baisses de revenus, ils seront payés par des émissions d’obligations d’Etat. Celles-ci seront financés par la FED, la Banque centrale américaine. Il s’agit dans le langage savant des économistes d’une monétisation des dettes publiques.
Ce recours aux Banques centrales pour le financement de la monnaie hélicoptère montre que ces pratiques et ces actions sont on ne peut plus communes au cours des périodes de crise.
La FED n’est pas la seule Banque centrale à larguer la monnaie par hélicoptère ou drone sur les citoyens. D’autres Banques centrales se sont libérées de leurs contraintes et règles restrictives pour se lancer dans cet exercice.
Ainsi, la Banque centrale européenne a également décidé, après un moment d’hésitation, de faire voler son hélicoptère monétaire. Cet hélicoptère, portant un bazooka pour reprendre le langage guerrier des économistes en ces moments de lutte, se concrétise avec la décision du Conseil d’administration de mettre à la disposition des Etats-membres de l’Union européenne la bagatelle de 750 milliards d’euros pour venir en aide aux entreprises mais aussi aux ménages. Ces appuis serviront à financer des obligations d’Etat qui leur permettront de financer le package économique et social pour venir en aide aux entreprises et aux ménages.
D’autres Banques centrales ont emboîté le pas à la Banque d’Angleterre. Elle a décidé également de briser le tabou du financement direct des Etats. Elle a décidé le 9 avril dernier d’injecter directement de la monnaie au Trésor public britannique en achetant des obligations d’Etat. Et ce afin de permettre au gouvernement de faire face à cette crise sans précédent.
Ainsi, l’hélicoptère monétaire que font voler les Etats avec l’appui de leurs Banques centrales est devenu aujourd’hui une réalité que beaucoup de pays cherchent à mettre en place pour faire face à la gravité de cette crise sans précédent. La question qui se pose est de savoir si les économistes ne sont pas en train de se libérer des dogmes et de retrouver leur liberté de pensée et d’action ?
Au secours ! Une révolution dans le monde tranquille des économistes !
Nous avons voulu revenir dans cette contribution sur un débat qui a rompu la tranquillité du village heureux des économistes. Un débat qui hante et perturbe la paix de cette profession dans la mesure où il remet en cause l’un des dogmes qui a bercé ce village depuis la contre-révolution néo-libérale du début des années 1980.
Et, parmi ces certitudes on peut évoquer la capacité du marché à réguler l’ordre économique, la neutralité des politiques économiques, l’indépendance des Banques centrales et le refus de leur financement direct du budget pour le retirer des mains dispendieuses de politiques peu regardants sur la rigueur de la gestion du monde économique. Ces dogmes ont constitué le fondement des politiques économiques par temps de globalisation.
Or, la multiplication des crises et leur caractère persistant depuis celle qui a failli anéantir le système capitaliste en 2008 a été à l’origine de grandes révisions des certitudes du passé. Mais, ces révisions n’ont pas enterré définitivement les croyances passées. Celles-ci ont fait leur apparition à chaque fois que le calme et la sérénité ont fait leur retour dans le monde paisible des économistes.
Mais, aujourd’hui la donne semble différente. C’est une révolution qui se prépare. Elle va emporter les croyances passées. Elle sera probablement de l’ampleur de celle qui a secoué le petit monde des économistes après la grande dépression de 1929. Plusieurs dogmes sont en train de laisser la place à une réflexion économique plus ouverte et moins marquée par les interdits.
De même, la politique économique est finalement en train de retrouver sa richesse et sa diversité après la défaite des gardiens du temple devant l’ampleur de la crise et des effets de la pandémie sur l’économie. Le retour fracassant de l’Etat dans le sauvetage de l’ordre marchand, l’avènement du social longtemps laissé pour compte et le renouvellement des politiques économiques actives et l’expression de la volonté de l’action collective dans les sociétés démocratiques sont autant de signes de cette révolution en cours.
Nous souhaitons mettre l’accent sur trois points essentiels dans la discussion sur les moyens de financement des programmes de lutte contre la pandémie Covid-19.
Le premier point concerne la fin de la démission et le retour à l’activisme de l’Etat à travers les politiques publiques. Le second point est relatif à la mobilisation de tous les outils de la politique économique et notamment les politiques budgétaires et fiscales qui n’avaient pas de droit de cité du temps du règne exclusif des politiques monétaires dans le monde post-contre-révolution néo-libérale des économistes. Enfin, le troisième point concerne la sortie des normes et des règles qui ont dépossédé par le passé les sociétés démocratiques des moyens de l’action collective pour transformer les conditions de vie des populations.
Parmi ces règles, on peut mentionner le maintien des déficits publics à moins de 3% du PIB, la règle d’or du refus même d’un déficit public et la nécessité de l’inscrire dans les Constitutions, le refus du financement direct des Banques centrales des Etats.
A ces règles, il faut ajouter les normes prudentielles imposées par ce qu’on appelle Bâle 3, particulièrement dans les pays en développement. Ces pays ont besoin d’un rôle plus actif des banques et dont l’importance systémique est bien éloignée de celle des mastodontes américains ou européens.
C’est bien une révolution mais il s’agit d’une révolution salutaire et tant attendue car elle permet aux économistes de retrouver leur liberté de réflexion et d’action qu’ils ont perdue depuis la contre-révolution néo-libérale du début des années 1980.
Ces libertés vont nous permettre d’enchanter l’espace public et de contribuer à une renaissance de la confiance dans les démocraties et dans la capacité du politique à répondre aux angoisses et aux peurs du monde d’après. Qu’en est-il de notre hélicoptère et avons-nous les moyens d’en faire voler un ?
Où en est notre hélicoptère monétaire ?
Comme tous les gouvernements du monde, notre pays, après quelques jours où la réponse au Covid-19 s’est limitée aux effets sanitaires, s’est engagée dans les aspects économiques et sociaux. Une série de mesures a été alors annoncée pour aider les entreprises et la société à faire face à la pandémie.
Ces mesures avaient un double objectif : répondre aux difficultés économiques des entreprises et à un besoin important de liquidités. Et d’apporter un soutien aux couches sociales les plus défavorisées. Or, il s’avère aujourd’hui que cette crise sera d’une ampleur que nous n’avons jamais connue dans l’histoire de notre pays.
En effet, selon nos estimations, la dépression économique sera de -3,87% au cours de l’année 2020. L’ampleur de cette crise suscitera une grande mobilisation des ressources pour tenter de réduire sa gravité. Dans cette perspective, nous mettrons l’accent sur quatre grandes sources de financement pour faire face à nos besoins.
La première source de financement est relative à un important ajustement budgétaire de la Loi de finances 2020 qui a été votée en fin d’année 2019. Cet exercice d’ajustement budgétaire est double. D’un côté, il doit effectuer un travail d’actualisation des dépenses et des recettes de l’Etat. Et ce afin de prendre en considération la baisse des recettes fiscales du fait de la grande dépression économique et la réduction de certaines dépenses dont celles des subventions du fait de la forte réduction des prix du pétrole. D’un autre côté, cet ajustement budgétaire doit opérer une révision des priorités budgétaires et une réorientation de l’affectation des lignes budgétaires afin de prendre en considération les nouvelles priorités dans la lutte contre la pandémie Covid-19.
La seconde source de financement est liée à l’effort de solidarité nationale et à la mobilisation que nous connaissons de la part de toutes les couches sociales pour faire face à cette pandémie. Il s’agit de l’expression politique d’une volonté démocratique de contribuer à la défense de notre immunité collective et de notre vivre-ensemble mis à mal par la pandémie Covid-19.
La troisième source provient de la mobilisation des moyens déployés par les grandes institutions financières internationales pour aider leurs pays membres à faire face à la pandémie Covid-19 et à ses conséquences économiques et sociales. Cette mobilisation nécessite un important travail de préparation politique et technique. L’objectif étant de convaincre ces institutions de l’ampleur de nos besoins.
La quatrième concerne ce que nous appelons les nouvelles sources de financement. A ce niveau, nous avons suggéré la possibilité du lancement d’un emprunt national. La seconde option concerne la nécessité de mobiliser notre hélicoptère monétaire et passer au financement direct de l’Etat par la Banque centrale. Pour cela, il faut faire sauter les tabous et les pensées d’arrière-garde qui s’opposent à cette option et à cette marge de manœuvre essentielle pour faire face à la crise du Covid-19.
La pandémie du Covid-19 est à l’origine de la plus importante crise que notre pays ait traversée depuis notre indépendance. Cette crise exige une mobilisation politique majeure autour d’un programme ambitieux de lutte contre la pandémie. Mais, elle suppose surtout une sortie du cadre économique restrictif dans lequel les économistes se sont embourbés depuis la contre-révolution néo-libérale du début des années 1980 pour faire des politiques économiques une source d’enchantement des sociétés démocratiques.