Il n’y a pas de presse sans liberté « d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication ». Mais la liberté, donc essentielle et vitale, n’est pas tout.
Les médias sont un secteur d’activité économique comme un autre. Une réalité avec laquelle la Tunisie n’a pas su toujours faire bon ménage. D’autant plus que les problèmes des médias tunisiens sont structurels et relatifs à la gestion. La célébration de la Journée mondiale de la liberté de la presse est une bonne occasion pour méditer cette réalité. Afin de sauver une presse qui souffre le martyre.
« La pandémie de Covid-19 met en lumière et amplifie les crises multiples. Celles-ci menacent le droit à une information libre, indépendante, pluraliste et fiable ». Estime Reporters Sans Frontières, dans son classement 2020 de la liberté de la presse, publié au mois d’avril dernier.
Et l’ONG, qui défend la liberté de la presse dans le monde, d’avancer, à ce propos, des manifestations de ces crises : « La mutation numérique, la baisse des ventes, l’effondrement des recettes publicitaires, l’augmentation des coûts de fabrication et de distribution liés notamment aux prix croissants des matières premières ».
Autant de facteurs qui ne cessent depuis des années de frapper de plein fouet les médias tunisiens dont la presse écrite. La pandémie n’ayant qu’ébranlé davantage des médias qui vivent un quotidien difficile.
Autant dire que ce 3 mai 2020, au cours duquel la Tunisie fête la Journée mondiale de la liberté de la presse, a quelque part un goût bien amer pour de nombreux professionnels. La pandémie empêche les journaux notamment de publier leurs exemplaires et de les mettre à la vente comme d’habitude. Comme elle a tari les recettes publicitaires.
Un manque à gagner qui n’est pas ressenti seulement par les médias, mais aussi par toutes les composantes d’un microcosme fait de nombreux professionnels : imprimeurs, agences de publicité, sociétés de distribution, kiosques à journaux, fournisseurs de matières premières (papier, encre,…).
Une industrie comme une autre
Le moment est donc propice pour se pencher sur un secteur vital pour la survie de la démocratie tunisienne. Car, on l’oublie souvent, il ne peut y avoir de démocratie sans ces « libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication ». Celles-ci sont garanties par l’Etat (Article 31 de la Constitution) et dont les médias sont le principal vecteur. « Sans liberté de la presse, il n’y a pas de liberté tout court ». Disait l’ancien ministre français de la Justice, Robert Badinter.
Un secteur des médias qui ne peut être cependant perçu que sous l’angle de la liberté de parole. Même si tout le monde sait et comprend qu’elle est essentielle et vitale. Les médias sont comme tout autre domaine soumis à d’autres facteurs. Ne s’agit-il pas –et certains l’apprennent à leurs dépens- d’une industrie comme une autre ?
Et de ce point de vue, force est de constater que de grandes erreurs ont été commises. Elles ont consisté en une vision pas toujours complémentaire de la place, du rôle et des fonctions des médias.
« Sans liberté de la presse, il n’y a pas de liberté tout court », disait l’ancien ministre français de la Justice, Robert Badinter
En oubliant, par exemple, que les problèmes de la presse sont des problèmes structurels et de fonctionnement : exiguïté du marché, pouvoir d’achat du lectorat du reste défaillant, manque de capitaux, organisation et fonctionnement archaïques de nombreux médias,… ; des problèmes sur lesquels la main de fer, qui a dominé la vie publique pendant près de cinquante ans avant la Révolution tunisienne, n’a pas voulu que l’on se penche et que l’on endigue.
Aussi, des pans entiers des médias n’ont pas épousé les mutations observées dans le monde en matière d’organisation et de gestion des médias. Et comme pour beaucoup de secteurs, le coronavirus est venu pour dévoiler les défaillances du système médiatique.
L’expérience des abonnements numériques assez généralisés dans de nombreux pays n’est pas, par exemple, développée en Tunisie comme il le faut. Avec les variantes qu’elle compte : abonnement à l’année, au mois ou encore achat d’un seul et unique article !
Quid de la qualité, véritable sésame des temps modernes ? Aucun média tunisien n’est certifié. Quid encore de l’innovation qui permet aux chaînes de télévision, toujours à titre d’exemple, de produire de nouveaux concepts. Et de ne pas rester confinés comme elles le sont dans les sentiers battus faits de talk-show et d’ autres émissions low-cost.
Désengagement de l’Etat
Erreur centrale également des neuf dernières années –et on ne cessera de le dire- l’absence de l’Etat du champ médiatique. Par crainte de voir le pouvoir ou le gouvernement spolier le champ médiatique nos professionnels ont enterré l’Etat.
Cela s’étant produit quelquefois sous l’influence d’ONG qui ont essaimé depuis le 14 janvier 2011, dont certaines défendent la privatisation des moyens d’information. Oubliant du reste qu’elles viennent parfois de pays qui possèdent des ministères de la Communication, un Etat qui ne veut pas toujours dire dans les démocraties le pouvoir en place, ni encore le gouvernement (Voir la différence entre Etat et gouvernement dans la convention de Montevideo de 1933 sur les droits et devoirs des Etats).
Universitaire spécialisée dans l’économie des médias à l’Université de Paris 2 (Panthéon-Sorbonne), Nadine Toussaint affirme du reste dans un « Que-sais-je ? », resté une référence, que les pouvoirs publics quoi qu’il en soit « ne peuvent être éliminés des champs médiatiques : ils autorisent ou non certains procédés (comme en matière de télévision) ou certaines formes d’entreprises. Ils réglementent certains prix (papier, transports, télécommunications,…). Ils contrôlent l’organisation des marchés,… » (Nadine Toussaint, L’économie des médias, Presses Universitaires de France, 2015, pp. 15 et 16).
Ne fallait-il pas, dans ce cadre, garder le ministère de la Communication en le soumettant cependant aux règles de fonctionnement d’une démocratie. Et ce afin qu’il aide au mieux le secteur des médias. A-t-on oublié que ce ministère existe en France et au Royaume-Uni où il a pour nom, dans ce dernier pays, Secrétariat d’Etat au numérique, à la culture, aux médias et au sport et dont l’actuel titulaire du poste est Oliver Dowden ? Deux pays qui ne sont pas, à notre connaissance, des dictatures. Loin s’en faut.
« Par crainte de voir le pouvoir ou le gouvernement spolier le champ médiatique nos professionnels ont enterré l’Etat.
Allez poser la question aux nombreux professionnels qui souffrent du désengagement de l’Etat du reste encore jacobin malgré les promesses du pouvoir local : ils n’ont plus d’interlocuteur. Ils ont perdu nombre d’aides (abonnements, subventions, publicité publique,…).
Ces dernières étant nécessaires à la survie de la presse et à son épanouissement. Notamment pour les expressions dites minoritaires qu’il faut préserver de toute forme de pouvoir dont celles de l’argent. Des aides existent dans toutes les démocraties.
Ne faut-il pas dire que nous autres Tunisiens avons le génie de ne pas savoir capitaliser le vécu ?