Dans un article, paru en novembre 2016 dans les colonnes de ce même magazine, j’ai proposé quelques mesures dans le but de surmonter les difficultés budgétaires et économiques auxquelles était confronté le gouvernement de l’époque. Parmi les actions préconisées figurent trois mesures qui font l’objet de ce papier: la monétisation de la dette publique intérieure; la baisse sensible du taux d’intérêt directeur; et l’instauration effective d’un impôt sur le patrimoine.
Dans l’article en question, j’ai insisté sur le fait qu’à situation exceptionnelle, des mesures exceptionnelles s’imposent, loin de l’orthodoxie paralysante de l’économiquement correct.
A cet égard, j’ai rappelé que les bouleversements qu’a connus la finance internationale en 2008 et la crise économique qui s’en est suivie ont amené les Banques centrales des pays occidentaux et du Japon à prendre des mesures non conventionnelles: création massive de monnaie centrale; voire de monnaie scripturale non centrale, alors que ce dernier rôle revient normalement aux banques de second rang. Mais aussi: achat massif de titres de la dette publique; nationalisation provisoire de grandes banques en difficulté; abandon de la cible du taux d’intérêt au profit d’une cible quantitative élevée (il s’agit de la politique monétaire du « quantitative easing » ou assouplissement quantitatif); taux d’intérêt directeur nul, voire négatif pour le taux de la facilité de dépôt etc.
Aujourd’hui, Covid-19 et confinement obligent ces mêmes Etats à s’endetter massivement. Se substituant parfois et à grande échelle aux fonctions normalement dévolues au marché. Tels: les lignes de crédit aux petites et moyennes entreprises; les subventions aux artisans et aux auto-entrepreneurs; le report du paiement des charges sociales et fiscales; le volume inédit de chômage partiel imposé par les gouvernements; les modifications négociées de lignes de production, etc.
« Covid-19 et confinement obligent les pays occidentaux et le Japon à s’endetter massivement »
Et devant ce choc sanitaire, économique et social, les Etats ne s’embarrassent pas des critères de « soutenabilité » de la dette publique, ni des règles de discipline budgétaire édictées, par exemple, par le Traité de Maastricht. Et encore moins des doctrines qui attribuent la plupart des distorsions économiques à l’interventionnisme de l’Etat.
Les moyens dont dispose l’Etat tunisien pour limiter les conséquences économiques et sociales de cette pandémie sont plutôt maigres. En effet, l’emprunt extérieur est quasi impossible à contracter sinon à quel coût. Les rentrées fiscales pour 2020 seront assez faibles même dans le cas d’une hausse de la pression fiscale. Et les contributions volontaires des personnes physiques ou morales restent marginales par rapport aux dépenses publiques requises.
Or, ces dernières seront d’autant plus importantes que la récession économique mondiale est forte et durable. Les prévisions relatives à la croissance de notre premier partenaire commercial tournent autour de -7% en 2020, ce qui est considérable et exceptionnel.
Stabilisateurs automatiques à effet anticyclique
Ainsi, selon le FMI, l’économie tunisienne enregistrerait en 2020 une croissance négative de plus de 4%. Nos estimations, par ailleurs assez approximatives, aboutissent à un taux de croissance qui varie de -3.5% à -7%, suivant notamment le volume de la dépense publique et l’étalement du « déconfinement », tant au niveau national que relativement à celui de nos principaux partenaires économiques.
A part les dépenses contraintes (dépenses de fonctionnement), le volume requis de la dépense publique relève du sauvetage de l’économie et de la lutte contre la précarité sociale. Il ne s’agit pas d’un quelconque plan de relance de l’économie où l’investissement public en est l’instrument privilégié.
Ce sauvetage concerne notamment des mesures comme: l’indemnisation du chômage technique ou partiel; le soutien aux entreprises en difficulté; et l’aide aux familles et aux individus vulnérables.
Ces différentes mesures et interventions de l’Etat jouent également le rôle de « stabilisateurs automatiques » qui ont un effet « anticyclique ». Et qui, en l’occurrence, freinent quelque peu la baisse de la demande globale.
« Le volume requis de la dépense publique relève du sauvetage de l’économie et de la lutte contre la précarité sociale »
A cet égard, les besoins budgétaires sont énormes au vu des activités touchées de plein fouet par cette crise: les exportations de produits manufacturés; le tourisme; le transport; le bâtiment et travaux publics; le commerce des grandes surfaces; la réparation; le secteur informel; le secteur culturel, etc.
Et malgré les indispensables restructurations qui seront apportées à la LF 2020, il n’en demeure pas moins que les ressources budgétaires (en dehors de l’emprunt) seront davantage limitées par la baisse de l’activité; alors que les dépenses publiques s’envoleront. Aussi, le déficit budgétaire atteindrait-il un niveau relatif probablement inconnu depuis l’indépendance? Se pose alors la question épineuse de son financement.
Eu égard à ce qui précède et à titre indicatif, on pourrait retenir une croissance du PIB en 2020 de -5% et un déficit budgétaire de -10%. En outre et pour la même année, le prix du PIB est supposé croître au taux de 6%, contre 7% en 2019 et 6.7% en 2018. Sur cette base et pour 2020, on déduit les niveaux des variables suivantes:
- Le PIB en valeur augmenterait de 1% (-5%+6%), soit près de 115 milliards de dinars;
- Le taux d’endettement de l’Etat avoisinerait les 81.5%, contre 74% dans la LF 2020;
- Le déficit budgétaire serait de 11.5 milliards dont 3.8 au titre des intérêts de la dette;
- Le besoin de financement de l’Etat serait donc de 11.5 + 7.9 (le principal de la dette). Soit 19.4 milliards dont 6.6 et 5.1 au titre du service de la dette respectivement extérieure et intérieure. Par rapport à la LF 2020, le besoin de financement augmenterait donc de 71.5%. Comment dès lors financer les 19.4 milliards, toutes choses égales par ailleurs, notamment les taux d’imposition?
Pour ce faire, on propose les mesures suivantes:
- Le report du paiement du principal de la dette extérieure publique (4.7 milliards), échelonné sur deux ou trois ans suivant les négociations avec les créanciers de la Tunisie;
- Intérêts dus de la dette publique extérieure (1.9 milliard): ils seraient acquittés sur les réserves de change qui ont augmenté notamment par l’apport du crédit du FMI;
- Le solde de 12.8 milliards serait financé par l’intermédiaire de la monétisation intégrale d’une partie de la dette publique intérieure (qui s’élève à 23.5 milliards). Il s’agit du rachat par la Banque centrale (BCT) des Bons du Trésor Assimilables (BTA) détenus par les banques et autres investisseurs institutionnels, à concurrence de 13 milliards (l’encours des BTA au mois d’avril 2020 est d’environ 13 milliards). Ces titres de la dette publique rachetés par la BCT seraient détruits. Et les liquidités correspondantes détenues par les banques et les investisseurs institutionnels permettraient l’acquisition de nouveaux BTA à concurrence de 12.8 milliards. Ce faisant, le taux d’endettement de l’Etat passerait à 73% au lieu des 81.5% qui prévaudraient sans annulation de dette.
- La monétisation de la dette publique intérieure ne peut se réaliser qu’en modifiant l’article 10, alinéa 1, premier point de la loi du 25 avril 2016 relative au statut de la BCT. Il s’agit d’autoriser cette dernière, exceptionnellement en 2020, à acheter des titres publics et à les détruire. Malgré le lien de cette démarche avec la pandémie, un décret-loi n’en serait probablement pas approprié, et le Parlement devrait sans doute s’en saisir. A cette occasion, il serait peut-être opportun de débattre au sujet de l’actuel mandat de la BCT, qui est excessivement focalisé sur la lutte contre l’inflation. Alors qu’il devrait accorder la même importance à la promotion de la croissance. Cela se traduirait au niveau des modifications du taux directeur de la BCT qui tiendraient davantage compte de la conjoncture économique.
La monétisation de la dette ne serait pas inflationniste, puisque la dépense publique sert pour l’essentiel à garantir une part importante du revenu des travailleurs au chômage partiel (revenu de remplacement) et des ménages vulnérables, ainsi qu’à apporter un soutien aux entreprises en difficulté.
« Il serait peut-être opportun de débattre au sujet de l’actuel mandat de la BCT, qui est excessivement focalisé sur la lutte contre l’inflation; alors qu’il devrait accorder la même importance à la promotion de la croissance »
Il s’agit de maintenir quelque peu la demande intérieure alors que la capacité de production existante de plusieurs secteurs est excédentaire. Citons par exemple: la crise du tourisme et ses conséquences sur les industries agricoles et alimentaires; la baisse de la demande pour le textile, habillement et cuir; la baisse de la demande pour les matériaux de construction, etc.
Quant à l’inflation par les coûts (coût unitaire du salaire, prix du pétrole et taux de change), elle serait selon toute vraisemblance assez faible.
De ce dernier point de vue, la BCT serait bien inspirée de prendre d’autres mesures. Il s’agit de réduire encore son taux directeur de 200 points de base (en deux étapes), en vue de diminuer les taux d’intérêt sur les titres publics et de préparer la relance de l’économie en 2021.
Par ailleurs, les 2.4 milliards d’emprunt intérieur de l’Etat, programmés par la LF 2020, ne seraient plus nécessaires. Ce qui réduirait l’« effet d’éviction » des agents économiques autres que l’Etat.
Impôt sur le patrimoine pour lutter contre la forte inégalité
Les mesures proposées précédemment sont indépendantes des hypothèses relatives à la croissance du PIB et du déficit budgétaire qui sont, par ailleurs, assez plausibles. Cependant, l’impasse budgétaire est fonction de l’effort que le gouvernement pourrait demander aux contribuables.
A cet égard, les circonstances actuelles pourraient pousser le gouvernement à réformer la fiscalité, notamment en instaurant un impôt sur le patrimoine qui soit réellement significatif.
En général, cet impôt intervient lors de la transmission du patrimoine (succession, donation ou vente). Et de manière périodique aussi longtemps que l’on détient ce patrimoine. Comme: les valeurs mobilières dont les revenus ou les dividendes sont imposables; les plus-values des valeurs mobilières; les plus-values de cessions immobilières imposables; les revenus fonciers; la rente viagère; etc.
Selon l’OCDE, l’impôt sur le patrimoine représentait en 2014 près de 1.1% des recettes totales de l’Etat tunisien, contre 6.7% pour le Maroc. En 2018, la moyenne des pays de l’OCDE est de 5.5% des recettes fiscales, avec 7.8% pour la Belgique. 11.7% pour le Canada. 7.3% pour l’Espagne. 12.2% pour les Etats-Unis. 8.9% pour la France. 8.2% pour le Japon. 9.8% pour le Luxembourg. 12.3% pour le Royaume-Uni et 7.6% pour la Suisse.
En outre et pour la même année, cet impôt s’élève à 5.1% au Chili, 11.6% en Corée du Sud, 7.9% en Grèce et 4.3% en Turquie.
Sans négliger l’élan de solidarité entre les catégories sociales qui s’affirme notamment dans les circonstances exceptionnelles, il reste néanmoins que l’impôt sur le patrimoine est un instrument relativement efficace pour lutter contre la forte inégalité dans la répartition du revenu et l’évasion fiscale en Tunisie, questions récurrentes s’il en est.