Pour le spécialiste en économie de développement, Jameleddine Aouididi, le Coronavirus (COVID-19) n’est pas uniquement une pandémie planétaire. Il soutient que ce virus émergent démontre les limites de la mondialisation à outrage et le néolibéralisme. Et ce, dans cette interview exclusive accordée à leconomistemaghrebin.com.
En effet, Jameleddine Aouididi soutient que miser sur une économie souveraine s’impose. Notre invité affirme que l’enseignement principal de la crise est que chaque pays doit prendre en charge sa stratégie de développement nationale.
Quelles sont, selon vous, les répercussions de la propagation du Covid-19? Mais aussi du confinement sanitaire général sur le tissu économique tunisien en général et sur les PME en particulier?
Pour répondre à cette question importante, il convient d’abord de rappeler deux remarques fondamentales.
Tout d’abord, la première se rapporte à la réalité de la situation économique tunisienne; et ce, avant le déclenchement de la pandémie Covid-19. En effet, il faut souligner que notre pays souffre d’une crise économique structurelle. Ses caractéristiques se résument:
- En un déficit structurel des équilibres financiers extérieurs. Il est la conséquence d’une libéralisation mal engagée. Elle a abouti à un repli grave des activités de production locales, notamment dans les secteurs industriels et agricoles. Le résultat s’est traduit par un accroissement des importations massives et incontrôlées. Ce qui a engendré un déficit commercial colossal. Il s’élève à 31 milliards de dinars en 2019 dans le régime onshore, contre 12,8 milliards en 2010.
- Cette libéralisation tous azimuts a privé l’Etat de ressources douanières très importantes. Elles n’ont pas trouvé de compensation adéquate dans les ressources fiscales prévues (TVA) pour des raisons multiples. Cette situation a poussé l’Etat à s’engager dans une politique de restriction budgétaire. Laquelle a eu un impact très négatif sur les services publics; notamment dans la santé, l’éducation, le transport et l’infrastructure.
- Elle a entraîné également le développement d’un chômage endémique. Il touche toutes les catégories sociales y compris les diplômés. En conséquence, le pays a connu des vagues d’émigration clandestine et organisée; touchant notamment les diplômés.
- Enfin, actuellement le pays se trouve dans une situation de stagflation. Elle se caractérise par: une activité de production nulle ou très faible; une inflation importante à hauteur de 7% environ; et un taux de chômage très élevé. Rappelons qu’en 2019 le taux de croissance n’était que de 1%. Contre 3,1% prévus dans le projet de loi économique du gouvernement présidé par Youssef Chahed.
Ensuite, la deuxième remarque se rapporte à l’envergure colossale du phénomène de la pandémie du Covid-19. Celle-ci a pratiquement paralysé l’économie mondiale. Et ce, suite à l’obligation d’un confinement sanitaire strict et total.
Ce phénomène unique a mis à nu la précarité des services sanitaires publics; y compris dans les pays riches et développés. De plus, il a démontré les limites de la mondialisation à outrance. Mondialisation qui a paralysé des pans entiers des activités productives dans les économies nationales. Ainsi, une étude française démontre que 80% des principes actifs nécessaires pour la production des médicaments proviennent de la Chine. Alors qu’auparavant ils étaient fabriqués en France.
Soudain donc, le monde découvre le risque de la dépendance et de la perte de la souveraineté nationale. Ils s’aggravent d’une perte substantielle de la création de la valeur ajoutée locale. En plus de la perte d’emplois importants.
C’est pour cette raison que pratiquement tous les grands centres d’analyse dans le monde convergent. Et ce, pour affirmer que « le monde d’après Coronavirus ne sera certainement pas comme celui d’avant cette pandémie ».
Cependant, il est navrant de constater qu’en Tunisie, jusqu’à ce jour aucun organisme, je pense à l’ITES par exemple, n’ait pris à sa charge d’encadrer des recherches approfondies sur l’après Covid-19; et sur ses répercussions sur l’économie nationale. Surtout que le pays mise presque totalement sur les IDE et la délocalisation. Quand beaucoup de pays parlent actuellement de « relocalisation ».
En partant de ces remarques fondamentales, on mesure la complexité de la situation économique nationale en général; et sur les PME en particulier.
Par ailleurs, le gouvernement a choisi la fuite en avant pour un nouveau programme d’endettement auprès du FMI. Au moment où il fallait plutôt présenter un mémorandum sur la dette. Dette dont le service représente 25% du budget national en 2020. Ceci d’autant plus que le moment semble très propice.
S’agissant des PME, les attentes ne sont pas seulement d’ordre financier qui reste important. Elles concernent également l’urgence pour l’application des clauses de sauvegarde. Pour lutter contre les importations massives prévues par la Loi n°106 de 1998; et des mesures anti-dumping conformément à la Loi n°09 de 1999. Ces deux lois n’ont jamais été appliquées jusqu’à ce jour. Pourtant, elles sont conformes aux dispositions de l’OMC et de l’article 35 de l’Accord d’association signé en 1995 avec l’UE.
Serait-il logique de dire que le Covid-19 vient nous rappeler la faiblesse du tissu économique tunisien? Et que les réformes tardent encore à être mises en place?
En effet, comme vous pouvez le constater, notre tissu économique est gangrené par la prolifération de l’économie informelle. Il est submergé par des importations massives et semble voué à une paralysie totale. Nous pensons que la pandémie du Covid-19 peut être une occasion propice pour reconsidérer notre modèle de développement. Vers un modèle axé sur l’encouragement de l’investissement local dans les activités productives; notamment dans l’agriculture et l’industrie. Pour cela, il est urgent d’accélérer la mise en place des mesures d’encouragement. Et ce, pour la sauvegarde et le développement des PME existantes; mais aussi pour la promotion de nouvelles entreprises locales.
Qui dit crise économique, dit crise sociale avec son corollaire de licenciements massif/abusif. Elles pourraient être parfois dévastatrices et menacer la paix sociale. À la lumière de la situation actuelle, ce scénario est-il prévisible?
Il est certain que la situation économique actuelle du pays risque de s’aggraver lourdement avec les conséquences de cette pandémie. Il semble clair que le pacte social est en rupture dans notre pays. Et ce si l’on considère: le niveau du chômage déjà très élevé; la précarité de la vie; la détérioration du pouvoir d’achat; la paupérisation de la classe moyenne; et les disparités régionales persistantes.
Par conséquent, la menace d’une crise sociale semble réelle. D’autant plus que le pouvoir politique issu des dernières élections demeure fragile et inconscient.
Le plan de déconfinement peut-il amortir le choc qu’ont subi les entreprises?
Le plan de déconfinement prudentiel va certainement aider certaines entreprises à reprendre leurs activités. Mais le choc ne sera réellement amorti que grâce à des mesures vigoureuses. Ces mesures doivent porter sur la mise place de crédits à taux d’intérêt très réduit, si ce n’est pas à taux zéro, comme cela se passe partout dans le monde. Malheureusement, le gouvernement actuel ne semble pas s’orienter vers cette issue pourtant impérative. Des intérêts restreints bloquent toute orientation libératrice du pays.
Alors que la crise n’est pas encore arrivée à son terme, plusieurs économistes parlent déjà de l’après-Covid-19. Comment se préparer à l’après-Covid-19? A quel niveau la préparation doit-elle se faire?
Comme cité précédemment, cette pandémie aura certainement des retombées profondes sur l’avenir de la planète. En premier lieu, elle annonce une remise en question de la mondialisation à outrance et du néolibéralisme qui s’y rapporte. Par conséquent un retour à certaines formes de protectionnisme est attendu. En deuxième lieu, il y aura également une remise en cause de la boulimie consommatrice. Ainsi qu’un retour vigoureux au respect écologique planétaire. Toutes ces questions importantes sont presque totalement ignorées en Tunisie.
Les réformes des secteurs fondamentaux de la santé, de l’éducation et du transport sont tributaire des moyens financiers nécessaires. Ces moyens doivent, logiquement, provenir d’une économie productive de valeur ajoutée et de richesses nationales. La préparation doit se faire à ce niveau de réflexion.
Il semble que le Covid-19 ait favorisé le retour au principe de l’Etat-providence. Il a montré également l’importance du rôle du secteur public et de la fonction publique. En Tunisie, l’Etat veille à assurer la continuité des services vitaux. C’est l’Etat qui a même pris des mesures sociales. De même qu’il a mobilisé la compagnie nationale pour le rapatriement des Tunisiens bloqués à l’étranger. De l’autre côté, les appels à une privatisation massive ne cessent pas. Qu’en dites-vous?
Le terme d’Etat-providence comporte une connotation péjorative. Je dirais plutôt que nous assistons dans le monde entier à une réhabilitation du rôle de l’Etat national et souverain. L’Etat-nation est le garant de la sécurité et du bien-être de sa population. La mondialisation s’est bâtie depuis plus de trente ans sur la destruction de l’Etat-nation. Et ce, pour permettre aux multinationales d’accéder plus librement aux marchés de biens et services. Grâce à la libre circulation des capitaux.
Sur ce plan, il est navrant de constater qu’au moment où le gouvernement britannique ultra libéral a décidé de suspendre la restriction interdisant à la Banque centrale britannique de prêter au Trésor public et a injecté directement des fonds à l’Etat à taux zéro. L’objectif étant de faire face aux conséquences dévastatrices du Covid-19. Dans le même temps, le gouvernement tunisien persiste à appliquer une loi inexplicable. Cette loi permet aux banques locales d’accorder à l’Etat des crédits à des taux exorbitants. Cette loi est le résultat de la Loi votée en avril 2016.
Il est également navrant de constater que l’Etat français libéral parle de nationalisation. Il passe à l’acte en versant sept milliards d’euros des deniers publics. Soit plus de 22 milliards de dinars presque la moitié du budget national tunisien de 2020. Son objectif est sauver la société nationale Air France des spéculations boursières des fonds vautours. Alors qu’en Tunisie le gouvernement est en train de noyer les sociétés publiques par des crédits étrangers en devises et à leur charge le risque de change. Le gouvernement se prépare à organiser une privatisation destructrice de nos entreprises publiques stratégiques. Je cite, à titre d’exemple, la STEG, Tunisair, la Régie des tabacs et autres.
Quelle économie pour la Tunisie à l’échelle mondiale après la fin de la crise? Faut-il repenser nos relations avec nos partenaires historiques, à l’instar de la France et l’Union européenne?
Malheureusement, actuellement la Tunisie n’a aucune vision stratégique nationale; ni un plan de développement à caractère national. Sa marche actuelle est tracée à Bruxelles. Elle consiste à liquider nos entreprises nationales. Cette liquidation se fait sous le titre fallacieux « des grandes réformes ». Et éventuellement à signer le projet de l’ALECA plus compromettant.
Quels sont les enseignements que nous devons tirer de cette crise planétaire?
L’enseignement principal est que chaque pays doit prendre en charge sa stratégie de développement nationale. Et ce, pour assurer l’autosuffisance sanitaire et alimentaire de son peuple. Chaque pays doit miser essentiellement sur ses activités productives agricoles, industrielles et de services. Nous devons nous baser sur nos ressources nationales et accessoirement sur des IDE ciblés visant un transfert technologique important et stratégique.