Aucune crise économique et financière de celles qui avaient, à travers l’histoire, secoué le monde ne ressemble à l’autre. Ce qui explique à chaque fois le désarroi des économistes, toujours en retard d’une bataille.
Les thérapies ne sont pas transposables. Elles diffèrent d’une crise à une autre. Sans doute parce que dans l’intervalle les lignes auront considérablement bougé. L’économie a profondément muté. Des ajustements, le plus souvent des révisions et remises en cause théoriques s’imposent pour ne pas ajouter aux crises économiques et financières une crise de la pensée économique.
Le monde bouge et change sans qu’on n’y soit préparé sous l’effet de la financiarisation de l’économie, de l’éclatement des chaînes de production et de valeur et de l’hégémonie numérique.
Les lignes de fracture se multiplient au sein des économies et dans le monde. Le choc est à chaque fois plus brutal et plus dévastateur. Avec son cortège de crises, de récessions et de désordre social : les théories de sortie de crises doivent à chaque fois explorer de nouveaux paradigmes, de nouveaux systèmes de pensée, de nouvelles pistes de réflexion et de plans d’action tout aussi audacieux qu’inédits.
« Les thérapies ne sont pas transposables. Elles diffèrent d’une crise à une autre. Sans doute parce que dans l’intervalle les lignes auront considérablement bougé »
Chaque crise est annonciatrice de nouvelles avancées théoriques. Car il serait vain de puiser dans l’arsenal méthodologique ancien les nouveaux outils pour conjurer et résorber celles d’après. La difficulté vient du fait que des causes différentes provoquent le même effet : le ralentissement jusqu’à la paralysie de l’activité. Sauf que dans tous les cas de figure, ces crises déclenchent, dès l’apparition des premiers symptômes, une riposte tous azimuts de l’Etat. Pour éviter l’asphyxie des entreprises, les fermetures d’usine, la chute de la production et la propagation du chômage.
Politique d’offre et de demande d’une incroyable intensité à la mesure de la gravité du choc et de la crise pour éviter faillite et chute d’activité. Rien n’est épargné. Stratégie monétaire des plus accommodantes doublée d’une action budgétaire aux vastes horizons. Injection de liquidités par les instituts d’émission à satiété, fonds de garantie en soutien des entreprises, maintien des taux directeurs à des niveaux à peine plus élevés que zéro, baisse de la pression fiscale. Et relance par la demande sans considération aucune du déficit budgétaire ou du poids de la dette pour stimuler l’investissement public et la consommation.
On voit de plus en plus se déployer sur de vastes échelles un mix de politique d’offre et de demande capable de ramener à la vie les entreprises les plus inertes.
Les Etats les plus libéraux volent à leur secours au besoin en les nationalisant temporairement de crainte de voir leurs champions nationaux tomber dans l’escarcelle de prédateurs étrangers.
« Les lignes de fracture se multiplient au sein des économies et dans le monde. Le choc est à chaque fois plus brutal et plus dévastateur »
Les Etats sans distinction idéologique se mobilisent et mobilisent tous les moyens dont ils disposent et qu’ils anticipent pour résorber le choc d’où qu’il provienne. Les Etats, pour reprendre une métaphore aujourd’hui en vogue, partent en guerre pour maintenir en activité l’appareil productif, éviter qu’il ne soit emporté par la crise et qu’il ne dépose les armes. C’était avant la crise sanitaire du Covid 19.
La pandémie du coronavirus qui a plongé brusquement et brutalement le monde sans exception dans une crise, sans doute l’une des plus graves et des plus destructrices des cent dernières années, en a décidé autrement. En cela, elle est inédite, ni krach financier, ni bulle technologique, ni guerre ou terrorisme. Et moins encore contraction de la demande mondiale. Il aura suffi de l’apparition d’un virus pour décider de l’arrêt de l’économie mondiale. Un ennemi invisible qui a figé le monde.
Changement de décor devenu mortifère avec la Covid-19. Face à cette crise d’un genre nouveau, l’Etat, tout à la manœuvre, s’emploie à laisser passer l’orage au prix d’une mise en quarantaine de l’économie. C’est l’Etat lui-même qui en déclenchant le confinement général de la population a plongé le plus grand bataillon des entreprises dans un profond coma. Il ne pourrait humainement et moralement faire autrement. Le but était qu’il protège à tout prix la santé des citoyens.
Dût-il pour cela condamner les entreprises à l’asphyxie, celles en tout cas qui ne sont ni vitales ni liées à la continuité de l’activité. Sans doute le faudrait-il, la pandémie a pris de court tous les gouvernements. La dangerosité du virus, sa rapidité de propagation d’une ville, d’une région et d’un pays à un autre ne laissaient pas d’autre choix.
L’unique réponse était de briser les chaînes de contamination en confinant les gens chez eux pour éviter l’effondrement du système sanitaire. Tout en prenant soin de figer l’activité économique sans laisser périr les entreprises. Terrible dilemme et immense programme.
Que pouvait faire de mieux le gouvernement sinon déployer, décliner un impressionnant plan financier de protection sociale et de soutien aux entreprises en puisant dans leurs ultimes réserves et en s’endettant comme jamais par le passé pour prévenir le pire : la rupture de l’économie, du pacte social et de la paix civile.
On distribue sans retenue l’argent devenu par enchantement « argent hélicoptère » au profit des familles nécessiteuses, aux salariés réduits au chômage technique ou ayant perdu définitivement leur emploi.
« Face à cette crise d’un genre nouveau, l’Etat, tout à la manœuvre, s’emploie à laisser passer l’orage au prix d’une mise en quarantaine de l’économie ».
Les politiques se sont effacés derrière les scientifiques qui ont pris les commandes. Les seconds ne transigent pas avec la santé. Les premiers ont mis en sourdine l’impératif de développement et de survie des entreprises. Le résultat est qu’à force de protéger, à raison, les vies humaines, on a mis délibérément en danger de mort les entreprises qui sont le socle même de la vie car elles ont vocation à créer des richesses et à assurer le bien-être collectif.
Pour autant, les plans d’aide des Etats aussi massifs soient-ils ne doivent pas faire illusion. Au mieux, il ne pourra s’agir que de simples palliatifs aux effets éphémères. Si les entreprises sortent fragilisées et vulnérables du confinement contraint, il y aurait beaucoup à craindre sur leur sort, l’emploi et les perspectives d’avenir.
A l’évidence, l’activité doit reprendre progressivement, en bon ordre dans le respect des règles sanitaires les plus strictes. Les entreprises n’en attendent pas moins et peuvent s’y soumettre et s’y conforme. A charge pour les pouvoirs publics de contrôler et le cas échéant de sanctionner, tout en assumant eux-mêmes leur part de responsabilité : transport public, distribution des masques, dépistages…
Les entreprises sont désormais dans l’obligation de repenser leur business model, leur mode de production et leur rapport avec leur environnement. Elles ne pourront pas s’exonérer d’un tel effort si elles ont à coeur de sauvegarder leurs marchés et maintenir leur dynamique de croissance. Elles vont devoir supporter des coûts additionnels croissants. Mais au final, il s’agira moins de coût que d’investissement salutaire. L’Etat doit les encourager à monter en régime. Pour consolider l’attractivité du site Tunisie aujourd’hui sous la menace de la montée en puissance de compétiteurs plus agressifs que jamais.
« Les entreprises sont désormais dans l’obligation de repenser leur business model, leur mode de production et leur rapport avec leur environnement »
Dans le nouveau meccano industriel mondial qui se dessine, il y a des places à prendre et de réelles opportunités à saisir. La Tunisie, si elle le désire et si elle y met le prix en termes de performances et de climat d’affaires, pourrait prétendre tirer avantage de redéploiements d’activités, de chaînes de production et de valeur pour corriger les excès de la mondialisation.
Le pays doit capitaliser sur sa proximité géographique, industrielle et culturelle pour émerger comme un acteur incontournable dans la région. Il y aurait fort à faire pour pouvoir aspirer à ce rôle.
A commencer par l’impérieuse nécessité de consolider le front intérieur affaibli aujourd’hui par l’atonie de la croissance, le recul des investissements, de la productivité, la baisse des exportations et l’effondrement de la consommation bridée par la hausse des prix et la perte du pouvoir d’achat.
Face à la crise, l’Etat doit bâtir de nouvelles réponses rapides et audacieuses en rupture de toute forme de conformisme. Il pourrait ainsi mobiliser d’énormes moyens financiers qui lui font défaut pour accélérer la reprise et conjurer le spectre d’une récession comme on en a jamais connu, et que d’aucuns estiment à 4,5 voire à 6%.
Il faut beaucoup de convictions de la part des gouvernants pour enrayer cette dégringolade et redresser la courbe de production, de l’emploi et de la productivité. Certes, il faut d’énormes moyens autrement qu’en ponctionnant au-delà de ce qui est raisonnable et soutenable les entreprises et les individus catapultés dans un véritable enfer fiscal.
Les dirigeants politiques doivent se garder de soumettre plus longtemps les entreprises à un lynchage fiscal sans inhiber pour toujours leur capacité d’investissement et les condamner au déclin. Au moment même où elles incarnent tous nos espoirs de relance économique. Les plans de relance concoctés par le gouvernement auront davantage sens et effet quand les entreprises ne sont pas en mal de trésorerie et les conditions d’accès au crédit ne sont pas rendues difficiles et onéreuses.
Quand la fiscalité et les charges sociales ne sont pas rédhibitoires. Les entreprises grandes et petites ne doivent pas subir le joug et souvent l’arbitraire du millefeuille administratif aussi pesant que tatillon.
Au vu de l’avalanche des emprunts contractés, l’Etat peut et saura mobiliser aujourd’hui les ressources qui lui font défaut. Le moment est propice et les bailleurs de fonds multilatéraux sont plus conciliants.
Un reprofilage d’une partie de notre dette desserrera nos contraintes financières et donnera à l’Etat autant d’air que de nouveaux espaces et marges budgétaires.
« Il faut beaucoup de convictions de la part des gouvernants pour enrayer cette dégringolade et redresser la courbe de production, de l’emploi et de la productivité »
L’Etat qui a su protéger en ces temps de crise sanitaire et économique serait tout aussi bien inspiré d’endosser l’habit de l’Etat stratège qui impulse, accompagne et met nos entreprises en capacité de retrouver au plus vite les chemins vertueux d’une croissance rapide, durable et inclusive. En deux mois de confinement, les dégâts sont énormes et certains secteurs tels que le tourisme et le transport aérien ne reprendront pas de sitôt.
C’est pourquoi, il faut remonter au plus vite la pente et relancer à grands renforts de moyens les entreprises qui le peuvent. Le mieux que l’on puisse espérer c’est une croissance en V. Il n’est pas non plus exclu qu’elle prenne la forme de Là défaut d’un sursaut de travail et d‘un regain de confiance et de productivité. Ce serait alors le pire des scénarios. A moyen terme, tout dépendra de la capacité, de la force et de l’intensité de rebond de l’économie : essoufflement ou rechute avec respectivement pour conséquence une croissance en √ ou en W.
Nous devons à tout prix éviter le scénario catastrophe d’une croissance en L sans aucune perspective de reprise. L’activité sera maintenue à son plus bas niveau, dans des profondeurs des ténèbres de la dépression.
La croissance sur le mode racine carré √ nous tirera à court terme d’affaire avant d’être plafonnée. Le stop après le go sera pour plus tard. Tout comme la croissance à la W. Le double plongeon n’est pas le pire des scénarios. Il serait même réconfortant à l’échelle d’une année ou deux avant de voir la croissance rechuter de nouveau en attendant un nouveau rebond de l’économie, sans que l’on sache quand ni comment il se produira.
Alors vivement une croissance en V. Une croissance sans arrêt ni inflexion. Plus vite on amorcera la relance mieux cela vaut. On ne saurait rêver meilleur scénario. Le V, faut-il le rappeler, est le signe de la victoire !