La question des libertés individuelles revient sur le tapis. L’affaire de Emna Chargui en est une. Il s’agit d’une jeune internaute qui n’a fait que partager sur les réseaux sociaux une sourate détournée pour inciter les gens à se laver les mains pour contrer le coronavirus.
Son procès se tient aujourd’hui. D’ailleurs, on se pose des questions si la liberté de conscience garantie par la Constitution est respectée. Nadia Chaabane, ancienne députée de l’ANC et membre d’AL Massar nous dresse un état des lieux concernant les libertés individuelles sans cesse menacées. Interview:
Aujourd’hui, le procès d’Emna Chargui semble suivre le schéma d’une République islamique alors que la liberté de conscience est garantie dans la Constitution, qu’en pensez-vous ?
Nadia Chaabane: l’affaire de Emna Chargui rappelle d’autres affaires, celle de la chasse aux non- jeûneurs au mois de Ramadan l’année dernière. Et celles d’avant, au nom de la morale, de l’atteinte aux mœurs. Elle rappelle aussi l’affaire de rappeurs poursuivis….
Après les élections législatives 2019, nous avons constaté que l’alliance islamo-conservatrice s’était renforcée au sein l’ARP. Elle est revenue au-devant de la scène politique, avec une armada de petits soldats cachés, trop souvent derrière des pseudos et sévissant essentiellement sur les réseaux sociaux. Cette alliance, minoritaire au parlement mais aussi dans le pays, est plus que jamais active. Son obsession : « islamiser la société » et réduire au silence tous les esprits libres en brandissant l’atteinte au sacré, aux bonnes mœurs et autres prétextes pour imposer un ordre moral supposé être seul compatible avec la religion.
« Beaucoup de femmes en sont la cible »
Beaucoup de femmes en sont la cible. Des femmes influentes sur la scène publique mais aussi des anonymes. Emna Chargui incarne tout ce qu’ils détestent. Elle respire la liberté et l’autonomie de pensée. En outre, elle est anticonformiste et n’a pas peur de dire les choses telles qu’elles sont. Elle a reçu des menaces pour un post qui n’avait rien d’extraordinaire si ce n’est d’avoir une vague ressemblance avec une sourate. Un simple pastiche. Une sorte d’exercice de style assez courant car utilisé dans beaucoup de livres et discours politiques auxquels le président Kais Saïd a lui-même eu recours dans une de ces interventions il y a quelque temps.
Et elle n’est même pas l’auteure du texte. Elle s’est contentée de le partager comme des centaines d’autres internautes. Pourquoi est-elle la seule à être visée par ces poursuites ? La poursuivre en évoquant les articles 52 et 53 du décret-loi n ° 115-2011 sur la liberté de la presse, le délit « d’incitation à la haine entre les genres, les religions ou les populations. » ou en « portant atteinte à l’un des rites religieux » est plus qu’un abus. C’est incompréhensible. La jeune femme n’est pas journaliste et n’a pas écrit le texte incriminé. Ce qui rend les poursuites à son encontre plutôt arbitraires. Car elles s’appliqueraient à des milliers de personnes qui diffusent à longueur d’année de fausse nouvelles et tiennent des propos diffamatoires. Cela s’applique surtout à ces détracteurs.
La justice a visiblement du mal à se défaire de certains réflexes, dont celui de céder à la pression d’une minorité extrémiste et agissante et qui abhorre la liberté de pensée. Et ce qui s’y rattache. Le ministère public a tendance à oublier qu’il n’est pas censeur mais protecteur des libertés.
« La Constitution garantit la liberté de diffusion »
La Constitution garantit la liberté de diffusion et Emna n’a rien fait d’autre. Le contenu de ce qu’elle a partagé ne porte nullement atteinte à qui ce se soit. C’est une blague que certains peuvent considérer de mauvais goût mais la justice n’a pas à se mêler d’esthétique et n’est pas la gardienne de ce qui serait supposer être le « bon goût ».
La question des libertés individuelles revient sur le tapis. Que devrions-nous craindre aujourd’hui ?
Une révolution culturelle est à l’œuvre mais une minorité islamo-conservatrice refuse d’admettre les changements qui se profilent dans notre société et elle tente par tous les moyens de s’y opposer en instrumentalisant la justice. On a besoin encore de nous mobiliser et de rester vigilants pour ne pas leur permettre de nous museler et nous ramener vers une forme de résignation.
La justice est encore dans l’incompréhension
La justice est encore dans l’incompréhension de son rôle réel. Celui d’être garante des libertés. Il est plutôt inquiétant de voir qu’un simple pastiche devienne une affaire publique et mobilise la justice.
On se doit de rester mobilisés et de résister à toute atteinte aux libertés. Ce pastiche n’est en rien coupable. Autrement, une partie des livres du programmes scolaire le serait. Al Moutannabi, Al Masaadi, Bayram Ettounsi sont-ils à interdire pour usage du pastiche ?
La Tunisie est-elle un Etat religieux ?
Non, la Tunisie n’est pas un Etat régi par une quelconque autorité religieuse. Ni dans les textes, ni dans la pratique, car la souveraineté appartient au peuple. Aucune disposition constitutionnelle ni législative ne fait référence à la religiosité de l’Etat. La hiérarchisation des sources de droits a été réaffirmée. Et clarifiée dans la 2e Constitution de 2014, (conventions internationales ratifiées par l’Etat).
Si l’article 1 dispose que « La Tunisie est un Etat libre indépendant et souverain. L’Islam est sa religion, l’Arabe sa langue et la République son régime », l’article 2 précise que « la Tunisie est un Etat civil fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ». La Tunisie n’est donc pas un Etat musulman mais l’Islam est simplement la religion de la grande majorité des Tunisiennes et des Tunisiens ; la religion de la société.
L’Etat est cependant garant de la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice du culte (article 6 de la Constitution). Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte à l’égard des exploitations partisanes.
L’Etat est donc garant à la fois de la liberté de culte et de conscience. D’ailleurs, les gouvernements successifs ont toujours compté un ministère des Affaires religieuses, en charge uniquement de l’organisation du culte (formation des imams, financement etc.). La question a été tranchée définitivement par le vote du 26 janvier 2014 de la nouvelle Constitution qui a réaffirmé le caractère civil de l’Etat, au sens de séculier, à plusieurs reprises (notamment dans le préambule et l’article 2).