Une grande figure des Juifs de Tunisie s’est éteinte. Albert Memmi écrivain et essayiste, est mort à Paris. Il laisse une œuvre remarquable sur la décolonisation et le racisme, dont « Portrait du colonisé ».
Sa perte est aussi l’occasion de revenir sur les relations qu’entretient la Tunisie avec sa communauté juive réduite à sa plus simple expression. Et ce, depuis l’indépendance nationale et la création de l’Etat d’Israël. Un phénomène dont les Maghrébins contemporains n’ont pas fini de mesurer la portée.
Juifs du Maghreb
La présence juive au Maghreb en général, et en Tunisie, en particulier, a deux sources essentielles. D’abord, des juifs se sont installés en Afrique du Nord au début de l’Antiquité, à l’époque romaine. On a même assisté à la judaïsation de certaines tribus berbères, de l’actuelle Libye à l’Atlas marocain.
Quoi qu’il en soit, la présence juive au Maghreb est plus ancienne que celle des Arabes. Lesquels arrivèrent avec les conquêtes du VIIe et du VIIIe siècles. Alors que les chrétiens se sont convertis à l’Islam entre le VIIe et le XIVe siècles, les juifs s’en sont tenus à leur statut de dhimmi (« protégé »).
Ensuite, entre 1492 et l’Inquisition en 1536, l’Afrique du Nord a été la terre d’asile des juifs sépharades expulsés des royaumes chrétiens de la péninsule ibérique.
Le judaïsme maghrébin a cultivé des particularismes locaux, par rapport au judaïsme ashkénaze; mais aussi au sein du judaïsme proprement séfarade (étude de la mystique juive, célébration des fêtes religieuses et familiales, folklore et mythes).
La colonisation française a amené les juifs maghrébins à entrer progressivement dans la modernité occidentale. Cette évolution est consacrée formellement par le décret Crémieux. Il octroie la nationalité française aux juifs d’Algérie. Ceci a accentué le clivage entre les citoyens français (chrétiens et juifs) et le régime spécial auquel étaient soumis les citoyens musulmans (Code de l’indigénat de 1881).
Le tournant des indépendances nationales et de la naissance de l’Etat d’Israël
La création de l’État d’Israël en 1948 et le premier conflit israélo-arabe marquent une rupture dans l’histoire des juifs du Maghreb. Des phénomènes convergents et liés entre eux. Ils ont amené les juifs arabes à s’exiler en Israël (par idéal politique et/ou religieux), mais aussi en Europe et en Amérique du Nord.
Les juifs étaient présents sur cette terre par centaines de milliers au début du XXe siècle. La création de l’État d’Israël a provoqué un mouvement irrémédiable d’immigration ou d’exil (en Israël, mais aussi en France et en Amérique du Nord).
Les Juifs sont désormais quelques milliers en Tunisie, en Algérie et surtout au Maroc. Si certains d’entre eux reviennent accomplir la Hilloula (culte des saints) au Maroc et le pèlerinage à la Ghriba (synagogue de Djerba, la plus ancienne d’Afrique), la migration massive des juifs maghrébins a profondément modifié la région.
En 1948, près de 870 000 juifs vivaient encore dans la plupart des sous-régions du monde arabe. Dans les années 1950, ils sont 250 000 au Maroc, 200 000 en Algérie et 100 000 en Tunisie.
Dans ce dernier pays, les départs ont lieu de manière graduelle entre les années 1950 et la fin des années 1970. Et ce, avec un pic en 1961, lors de l’affrontement franco-tunisien qui se déroula à Bizerte.
Départ sans retour
Les analyses sur les migrations des juifs de Tunisie réalisées à partir des années 1950 montrent un processus linéaire d’un départ sans retour de la Tunisie. La réalité est plus complexe et des relations se sont retissées, à travers les nouvelles générations.
La tension identitaire de ces juifs maghrébins se cristallise en particulier autour de l’adhésion inconditionnelle à la politique israélienne. Les études montrent en effet que les juifs arabes votent largement pour les partis nationalistes et extrémistes, campés dans un bloc du refus de tout Etat palestinien.
En cela, ils sont au cœur de la dérive religieuse de l’idéologie sioniste qui est remarquable: non seulement le mythe du « Grand Israël » -qui s’appuie sur des références bibliques- a phagocyté la conscience collective des juifs maghrébins.
Mais encore, ce sionisme tendance nationaliste-religieux se traduit par un soutien à la colonisation et la « judaïsation » des territoires occupés de la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est. La tension identitaire vaut alors fracture et rupture avec des populations du Maghreb encore largement attachées à la cause (panarabe) palestinienne.