L’attribut essentiel des partis d’essence totalitaire est leur propension à réglementer l’intégralité de la vie des individus. Même ce qui relève de la sphère privée est régenté. L’individu n’a ni volonté, ni liberté, ni pouvoir. Hannah Arendt appelle cela « l’assassinat de l’individualité ».
Le totalitarisme s’installe à travers la politique par la terreur, la mystification, la propagande et il est favorisé par des conditions sociales difficiles. Le parti national-socialiste (nazi) était un prototype de cette catégorie de formations politiques, monstres froids, basées sur des idéologies désincarnées et distantes de la réalité.
En Tunisie, la section locale de la confrérie des « Frères musulmans », dénommée abusivement Ennahdha (la renaissance), représente cette catégorie qui incarne la plus tragique des supercheries orchestrée contre la Tunisie. « L’Islam politique » dont elle se proclame est une aberration intellectuelle préconisant un régime politique insoutenable.
Hassan Al-Banna, le fondateur des « Frères musulmans », avait défini son idéologie de l’islam globalisant, comme étant « une organisation complète qui englobe tous les aspects de la vie. C’est à la fois un état et une nation, ou encore un gouvernement et une communauté. C’est également une morale et une force, ou encore le pardon et la justice et c’est également une culture et une juridiction, ou encore une science et une magistrature et une matière et une ressource, ou encore un gain et une richesse…».
L’un de ses objectifs est de faire disparaître toutes les particularités dans un schéma de base marqué par l’uniformité.
Ce qui est paradoxal, c’est l’emprise et les empiètements de la section locale de la confrérie, charriant des nuisances et ses déprédations, disproportionnés par rapport à son poids réel dans le paysage politique et dans la société tunisienne. Ce qui nous amène à évoquer un type de mystification qui relève de la supercherie pure : la fausse référence à l’Islam. Avec le temps, Ennahdha s’est révélée être la maladie infantile d’une démocratie balbutiante en Tunisie.
Cependant, les arcanes de sa prépondérance sur l’appareil d’État et ses prétentions sociétales demeurent obscures. Pour essayer d’appréhender cette problématique, une exploration des résultats des différents scrutins depuis 2011 peut contribuer à cerner la véritable dimension de cette nébuleuse et permettre de tirer un ensemble d’enseignements.
Au scrutin de l’Assemblée constituante du 23 octobre 2011 (d’après le rapport de l’ISIE), le total des inscrits était de huit millions deux cent quatre vingt dix mille (inscrits automatiques et inscrits volontaires). Le nombre total des votants atteignait quatre millions 308.888 et le taux global de participation au scrutin était de 52,0%.
Ennahdha avait bénéficié d’un million 501.320 voix, ce qui représente 37,04 % du nombre total des votants (89 sièges). Lors des élections législatives du 26 octobre 2014, le total des inscrits était cinq millions 236.244 et le nombre total des votants atteignait trois millions 579.257. Le taux global de participation au scrutin était de 68,36 %. Ennahdha avait bénéficié de 947.034 voix, ce qui représente 27,79 % du nombre total des votants (69 sièges).
En fait, cela représentait environ 18% seulement du corps électoral dans les deux scrutins, en soulignant que le total des inscrits avait baissé en 2014 d’un million sept cent mille inscrits en moins.
Aux élections municipales, il y avait cinq millions 369.843 inscrits soit près de 66% de la population en âge de voter. Le nombre des votants était un million 914.239 (soit – 35,65 %) et les votes exprimés un million 806.969. D’après les résultats finaux, Ennahdha avait obtenu 29,68% correspondant aux 516 379 voix avec une baisse de 45,48% par rapport aux élections législatives de 2014… Pourtant, cette formation avait déployé des moyens impressionnants lors de la campagne électorale de 2014, mais son message n’avait plus le même impact qu’en 2011, les exhortations religieuses accrochaient moins.
Quant aux dernières élections législatives de 2019, le total des inscrits était de sept millions 065.885 et le nombre total des votants atteignait deux millions 946.628. Le taux global de participation au scrutin était de 41,3 %, un chiffre bien en deçà du précédent scrutin en 2014 (68,36 %). Ennahdha avait bénéficié de 561 132 voix, avec 19,55 % de part de l’électorat (52 sièges).
On constate donc que le socle électoral n’a fait que se réduire comme peau de chagrin. Cela démontre que son assise électorale est friable et qu’elle se rétrécie d’une élection à une autre. La frange de la population qui possède un profil sociologique particulier pour se laisser abuser par l’épiphénomène islamiste s’est largement émoussée.
Il ne reste qu’un noyau dur, une masse « critique » opérationnelle et agissante qui ne dépasserait presque pas les 8 % du corps électoral effectif. Son florissant terreau de 2011 est donc en voie d’assèchement et sa chefferie dirigeante le sait parfaitement. Outre les défections de poids des instances dirigeantes qui annoncent une probable fragmentation.
Sachant que des élections à la loyale finiraient par les marginaliser complètement ou carrément les dissoudre, les dirigeants de cette confrérie parient sur les stratagèmes de l’entrisme, de l’infiltration et du noyautage de l’administration, des partis politiques, des médias, mais surtout sur le contrôle des leviers de l’appareil d’État. Dans leur jargon, c’est le fameux cap du tamkine signifiant « la prise du pouvoir politique et sa possession » (Ali Sallabi, 2006, Jurisprudence de la Victoire et du Tamkine, version électronique, p.11.). Il y a à cet égard quatre étapes principales :
- Première étape : (التعريف) « définition », vulgarisation et propagation de l’idéologie islamiste s’adressant au large public, sans distinction ;
- Deuxième étape : (الاصطفاء) « sélection » des individus, parmi ce large public, qui porteront et transmettront le message islamiste, là où ils sont dans la société. Les individus ainsi sélectionnés seront employés et investis pour réaliser des actions précises, et devront fournir davantage d’efforts pour être capables, le cas échéant, de répondre à l’appel du jihad, une option qui reste envisageable au cas où ;
- Troisième étape : (المُغالبة) « Affrontement » des déficiences constatées au sein de l’organisation. Celle-ci doit combler toutes les lacunes, à tous les niveaux et dans tous les domaines. L’objectif est que l’organisation ait une armée d’adeptes, très attachés à la lettre à la charia islamique, et qui soient, en plus, très versés dans divers domaines de la vie sociale, économique, politique et autres.
- Ultime étape : (التمكين) « Domination » ou Tamkine : le triomphe, l’autonomisation, la domination, la suprématie, la victoire et la possession, sans partage, du pouvoir politique.
On ne peut que le remarquer actuellement, les dirigeants sont de plus en plus pressés, car les reconfigurations géopolitiques et le temps jouent contre eux. Il s’agit donc d’effectuer un diagnostic, puis de pister les différents agents pathogènes et de trouver les moyens de protection du système immunitaire de la société tunisienne pour endiguer les préjudices de cette infection d’un genre particulier.
Dans ces conditions, qu’est-ce qui explique cette razzia stupéfiante et cette capacité occulte d’imposer ses desiderata ? Comment sommes-nous arrivés à cette dérive dans le paysage politique tunisien ? Tout d’abord, sa gouvernance du temps de la Troïka lui a permis de procéder à des nominations administratives, des désignations au sein de la haute fonction publique répondant à des critères d’allégeance.
La loi d’amnistie générale avait prodigué des sommes faramineuses puisées dans les réserves destinées aux impondérables et catastrophes naturelles. Les bénéficiaires avaient obtenu des indemnisations et des compensations avec des recrutements dans la fonction publique. Sans parler des montants versés par l’État aux caisses sociales pour que ces bénéficiaires obtiennent une retraite en intégralité, même ceux qui ont été condamnés pour des actes criminels véritablement commis ont été considérés comme activistes politiques, dont quelques-uns haut placés sont à la manœuvre.
Ces cohortes constituent tout un maillage de quelques milliers de séides exercés à l’action de terrain, allant des escadrons de l’invective, aux accusations d’apostasie et à la calomnie dans les réseaux sociaux, aux agressions. Dans le lot, il y a l’islamiste de filiation, l’islamiste alternatif, l’islamiste attentiste…
Une issue de sortie
La singularité de la période que nous vivons, depuis 2011, s’illustre par l’émergence d’une engeance de politicaillons que sont les supplétifs d’Ennahdha. Ils constituent un agrégat de délinquants de la politique, employés en sous-traitance pour des missions ponctuelles. Ils représentent une forme de mercenariat de la politique. Ce sont des personnages très « malléables », dont la démarche place le cynisme et l’opportunisme au sommet de la pyramide des valeurs.
Des individus qui se vendent au plus offrant, sans être accablés par le scrupule pour changer de camp. Ils sont sans foi ni loi, prêts à tout sacrifier sur l’autel de leurs intérêts. Ce qui compte en effet pour eux, ce sont les strapontins à gagner ou les postes offerts ou autres avantages sonnants et trébuchants.
La notion de patriotisme n’a pas sa place. Etonnants parcours que ceux de ces transfuges et autres indécis aux convictions réversibles qu’on a surnommés, au fil des époques, girouettes, moulins à vent, caméléons, opportunistes ! Entre idéaux bafoués et réalités mouvantes, « l’art de retourner sa veste » est certes pratiqué en politique depuis la nuit des temps, mais la vitesse avec laquelle se font les retournements en Tunisie est phénoménale. L’hémicycle de l’absurde au Bardo permet à une bande de nervis de faire leur show devant les caméras, de s’agresser pour la galerie, puis s’en aller boire un café ensemble.
Tout ce petit monde se rejoint dans des cénacles dérobés où se trouve le vrai pouvoir, où se distribuent les postes juteux et les prébendes. Ces supplétifs sont disséminés dans presque toutes les formations politiques, à l’ARP, dans les organisations de la société civile, les médias… Ils sont actionnés pour des missions précises pour faire imploser la structure ciblée, pour opérer des offensives contre des personnalités politiques… Les exemples sont légion, il suffit de se remémorer les événements de ces dix années passées pour identifier les coups tordus et les manigances qui ont rythmé la vie des Tunisiens.
Mais ce qui représente un vrai désastre pour ce pays, c’est l’absence d’une alternative résolue et efficace pour contrecarrer l’hégémonie de la section locale de la confrérie et pour être capable de prendre en main les rênes du pouvoir avec un projet national de sauvegarde.
C’est le vide sidéral ! Toutes les tentatives ont échoué d’une façon ou d’une autre à cause des ego démesurés, ainsi que la présence d’une autre espèce : les idiots utiles. Leur caractéristique est qu’ils ne savent pas à quoi ni à qui ils sont utiles, autrement, ils ne seraient pas si idiots. Finalement, ils ont été bien « utiles » à leurs adversaires d’Ennahdha ! « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », disait Tocqueville.
Aujourd’hui, en Tunisie, les absolutistes ont peur parce que, contrairement à une impression générale, beaucoup de citoyens demeurent encore debout ! Il reste à dépister la manière avec laquelle Ennahdha régente toute cette faune pour servir ses desseins. Les méthodes utilisées pour maîtriser les éléments constitutifs de son bestiaire et tirer le maximum à moindres frais sont les mêmes employées par les fraternités traditionnelles. L’expression : « tirer les marrons du feu » popularisée par Jean de la Fontaine dans sa fable « Le singe et le chat » pourrait être leur slogan.
En Tunisie, on dit « tirer les marrons du feu avec la patte du chat ». On y voit le chat retirer du feu les marrons qui y grillent au profit du singe. Le comble de la roublardise c’est lorsque le singe en use sans scrupule pour obtenir à son profit et que le chat, bonne poire, tire les marrons du feu à son détriment – il se brûle-, et au seul bénéfice du singe, unique croqueur des marrons chauds !
Souvent, c’est un individu-écran ou un groupuscule-paravent qui commet la sale besogne pour le compte du « pieux » commanditaire en retrait, l’air dégagé et déroulant les 99 perles de son chapelet, attendant que le temps engendre l’oubli des lourds soupçons qui pèsent sur lui.
Quant aux méthodes, elles vont du principe de la bourse ou la vie, à l’intimidation, la corruption, les pressions, les crocs-en-jambe et les coups fourrés et d’autres menées plus difficiles à détecter pour faire la démonstration de son pouvoir. Parfois, il n’est pas nécessaire que la menace soit exprimée directement mais par le biais d’un dossier bien ficelé et confié à quelques juges qui ne se sont pas libérés du péché originel. Faire chanter ses ennemis avec des informations compromettantes, la pratique ne date pas d’hier. Elle a été élevée au rang d’arme politique à l’époque de Ben Ali.
Faire chanter puis discréditer une personnalité publique, peu importe l’authenticité des faits, est un levier pour faire taire les opposants les plus gênants. Cette stratégie s’est avérée payante jusqu’à maintenant pour soumettre les plus récalcitrants. Toute une série de cas, notoirement connus, ayant marqué l’actualité ces dernières années, peuvent défiler devant nos yeux.
Ce système diabolique n’est pas éternel, car il porte les germes de sa propre destruction. Mais personne ne semble envisager une alternative sérieuse. Peut-on encore interrompre cet enchaînement maléfique ? Beaucoup pensent que non, qu’on est allé trop loin dans le démantèlement des fondamentaux économiques, politiques, sociaux et culturels. Ne resterait-il plus dès lors qu’à attendre l’explosion de la colère qui emportera le régime et ses serviteurs dans un terrible tourbillon de violence et de désordre, dont nul ne sait ce qu’il en résultera ?
La situation est-elle vraiment si désespérée ? La réponse est non. À l’issue de cette analyse, il nous semble logique de revenir sur les principaux constats effectués pour en déduire quelques idées susceptibles de faire progresser le débat public. Les regards se tournent vers le chef de l’État pour amorcer un déblocage de la situation par des moyens légaux et dans la paix civile.
En l’absence de Cour constitutionnelle, le chef de l’État pourrait consulter des experts nationaux spécialistes en droit constitutionnel parmi les plus renommés pour connaître leur avis face aux dérives constatées au sein de l’ARP et envisager l’application de l’article 77 de la Constitution qui stipule : « Le Président de la République… est habilité à dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple…». Ainsi que l’article 80 qui l’autorise à prendre les mesures qu’impose l’état d’exception « en cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ».
Il s’agit d’arrêter de surfer sur les vagues du Covid-19 en détournant l’attention sur les vrais problèmes, pour trouver une issue de sortie de ce bourbier et remettre l’intérêt général au centre des préoccupations politiques.
La plupart des citoyens sont épuisés par ce système qui prend tout le pays en otage. Tout est fait pour rendre les gens dépendants. Pourtant, nous ne manquons ni de brillants économistes, ni de respectables politiques, ni de journalistes doués… mais leurs conseils et propositions n’ont pas le moindre effet sur l’action publique. Il n’y a plus un censeur attitré, mais il y a mille et une manières sournoises et perfides de bloquer l’information, de soumettre les médias, de leur couper les ressources…
Le recours au chef de l’État s’avère être la seule issue qui s’offre pour desserrer l’étau et ouvrir une brèche qui permettra ensuite de revoir tout le dispositif pernicieux qui s’est mis en place en 2011.