leconomistemaghrebin.com a interviewé Asma Bouraoui Khouja, Economiste et Team Leader du Cluster Croissance Inclusive et Développement Humain au PNUD Tunisie. Et ce, à l’occasion de la présentation de l’étude sur l’impact économique de la pandémie de Covid-19 sur la Tunisie. Entretien.
leconomistemaghrebin.com : Si vous nous présentiez la présente étude, réalisée par le PNUD et le Ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale. Et plus précisément son cadre, ses objectifs et sa portée?
Asma Bouraoui Khouja: Il faut préciser tout d’abord que cette étude, qui se focalise sur l’impact de la pandémie de Covid-19 sur l’économie tunisienne pour l’année 2020, s’inscrit dans le cadre de la collaboration et du partenariat du PNUD avec le Ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale. Et ce, sur les questions économiques en lien avec le développement. Le PNUD a, par ailleurs, le lead dans la réponse socioéconomique à la Covid, au niveau du Système des Nations unies. Il agit donc comme une force de propositions pour appuyer le Gouvernement par rapport à la crise de la Covid. Par cette étude qui permet d’évaluer les impacts de la pandémie sur l’économie tunisienne; en se focalisant sur les populations vulnérables.
Mais concrètement?
Alors, il faut noter que la crise n’est pas perçue de la même manière. Sa lecture est faite selon les populations qui en sont concernées, les régions, les secteurs. L’idée a été de faire ce focus centré sur les aspects microéconomique et sectoriel. Partant de cette évaluation d’impact, on a pu formuler des propositions. De nombreuses études ont été faites jusque-là. Plusieurs d’entre elles se basent sur des enquêtes de perception. Cette étude se base, elle, sur une analyse économétrique.
Quand l’étude a-t-elle démarré?
Elle a commencé fin mars dernier et a été réalisée par deux universitaires tunisiens pour le compte du PNUD.
Vous abordiez, dans la conférence de presse, les différentes estimations de la pauvreté. Et plus précisément la pauvreté monétaire et la pauvreté multidimensionnelle. Comment les départager?
Schématiquement, la première est liée au revenu perçu par jour ou sur l’année. Il y a des seuils hauts et des seuils bas, selon les zones d’habitation. Par exemple, pour la Tunisie, le seuil de pauvreté bas en zone métropolitaine a été fixé en 2015 à 1085 dinars par an, selon la méthodologie de la Banque mondiale.
Cela reflète-t-il la réalité de la pauvreté d’une manière objective?
Parfois, on peut être au-dessus de ce seuil, en étant toutefois dépourvu de certaines choses essentielles et non monétaires (logement, pas d’accès à l’eau, pas d’accès à la scolarité, aux soins, etc). C’est ce qu’on appelle les privations. La pauvreté multidimensionnelle ne vous dit pas combien vous êtes pauvre.
Elle vous dit plutôt comment vous êtes pauvre. Logique donc que l’indice fournit dans le cadre de cette catégorie de pauvreté est susceptible d’être un outil véritable de planification économique. On peut dire qu’il est un outil plus complet de mesure de la pauvreté et donc plus à même d’aider à mieux faire des propositions. D’où l’importance de le consacrer comme tel, un outil de planification.
Justement, pour parler de propositions, quelle démarche a pris l’actuelle étude?
Nos estimations se sont basées sur la comparaison de deux situations. Une situation de référence fournit par le cadrage macroéconomique de la Loi de Finances 2020. Elle fixe le taux de croissance du PIB à 2,7% pour l’année 2020 (avant Covid). L’après-Covid, confinement de trois mois contraint (en fait moins que cela du fait du déconfinement ciblé et de la reprise timorée).
De plus, on a considéré l’existence de trois chocs. Le premier est un choc d’offre lié à l’arrêt de l’activité de quasiment tous les secteurs économiques. Le deuxième choc est un choc de demande, du fait de la baisse de la consommation des ménages. Le troisième, enfin, est lié à la baisse de l’investissement.
Ces trois chocs dus à la pandémie ont impacté manifestement l’économie tunisienne. On estime de ce fait le recul du PIB pour 2020 à -4,4 %. Avec une aggravation du chômage de 15 à 21%, soit environ 274500 nouveaux chômeurs. Cela globalement à l’échelle macroéconomique. Nous avons procédé à l’analyse par secteur et par région. L’impact de ces chocs n’est pas le même et ne se manifeste pas d’une manière uniforme sur les secteurs et sur les régions. Nous avons introduit un degré d’exposition sectoriel aux chocs qui permet de saisir l’impact différencié de la Covid sur les différents secteurs. Et à ce titre, nous avons pu lister les secteurs les plus touchés. En l’occurrence le tourisme, le transport, le textile, l’industrie mécanique et les industries non manufacturières. Pour les régions les plus touchées, il s’agit du Nord, du Centre-Ouest et du Sud-Ouest.
Quel est l’impact de manière plus précise sur les populations les plus vulnérables?
Au PNUD, nos actions sont motivées par le principe du Leave no one behind (LNOB). On peut le traduire par « Ne laisser personne sur le bord de la route ». Nous nous focalisons dans cette étude sur les ménages vulnérables mais aussi sur les Micro et les Très petites entreprises car elles représentent environ 97% du total des entreprises en Tunisie. Et sont plus vulnérables que les entreprises de grande taille. Aussi, nous avons essayé d’estimer pour ces micro-entreprises l’enveloppe financière qui leur est nécessaire, pour chaque trois mois de confinement.
Nous avons estimé l’impact de la pauvreté en Tunisie pour les ménages selon deux approches. L’approche dite monétaire et celle dite multidimensionnelle. Nous avons trouvé qu’au niveau de la première, le taux est de 15% au regard des chiffres de 2017. Nous estimons que la crise de la Covid pourrait le faire passer à 19,2%. C’est-à-dire que 475000 individus supplémentaires risquent de tomber sous le seuil de pauvreté. Ce qui nous ramènerait au chiffre de 2010 qui était de 20%. Ce qui signifie un recul de dix ans. Toutefois, il faut remarquer que cette pauvreté touche plus les femmes dont le taux de pauvreté monétaire passe à 19,7%. Tandis que pour les hommes, il est de 18,7%, donc inférieur à la moyenne nationale. C’est pourquoi, on parle dans le rapport d’une féminisation de la pauvreté.
Quelles sont les recommandations à faire?
Sur le court terme, il faut et cela se comprend, parer aux urgences. Il s’agit de mettre en place des mesures de soulagement et d’atténuation. C’est ce qu’a fait le gouvernement tunisien avec les 200 dinars, les lignes de financement des PME, le report des échéances…
Pour le long terme, il faut reconstruire. Et au PNUD nous travaillons sur le principe du « Building back better » (comment mieux reconstruire).
Il s’agit de travailler à réduire les inégalités et à renforcer la capacité de résilience et le renforcement des populations vulnérables. Cela peut être réalisé grâce à: l’inclusion de ces populations dans l’économie formelle (mesures liées à la fiscalité, la dématérialisation de la monnaie …); la digitalisation; l’économie sociale et solidaire; et l’inclusion financière des populations vulnérables et des jeunes. De façon à encourager les projets d’entrepreneuriat. A travers de nouveaux instruments de financement, tels que le financement participatif ou crowdfunding.
En d’autres termes, et pour reprendre le credo du PNUD, il s’agit de mieux reconstruire dans le futur. Avec le principe de l’inclusion, la réduction des vulnérabilités et des inégalités d’opportunités; et de renforcer la capacité de résistance aux chocs.