La Tunisie se trouve dans l’œil du cyclone. La géopolitique mondiale est en mouvement. On parle de nouvelles reconfigurations majeures, du dossier en Libye. Elyes Kasri est un ancien ambassadeur de Tunisie à Séoul et dans bien d’autres pays comme la Corée, l’Inde, Japon et l’Allemagne. Il dresse un état des lieux, dans une interview accordée à leconomistemaghrebin.com
Leconomistemaghrebin.com: La Tunisie se trouve en mouvement. Aujourd’hui, la géopolitique mondiale fait face à de nouvelles reconfigurations majeures, comme en Libye. Qu’en pensez-vous?
Elyes Kasri: Il est indéniable que le monde fait face actuellement à des transformations majeures qui bouleversent les anciens équilibres et rapports de force entre les pays et les régions.
Des mutations économiques, technologiques, démographiques, sociologiques et même récemment épidémiologiques. Puisque certains parlent d’un monde post-coronavirus. Elles ont sérieusement intensifié le rythme et la cadence des transformations dans les relations internationales.
Car, à l’issue de la guerre froide, l’équilibre de la terreur par la dissuasion nucléaire s’installait entre les deux principaux centre de pouvoir au monde. A savoir le camp occidental et l’OTAN dirigés par les Etats Unis d’Amérique d’une part; et le bloc socialiste avec le pacte de Varsovie et les pays communistes et socialistes à travers les continents européen, asiatique et africain d’autre part. Ces coalitions ont connu une courte période d’uni-polarité occidentale, principalement américaine; à la suite de la dissolution de l’URSS et du pacte de Varsovie. A cette situation n’a pas tardé à succéder un monde multipolaire en constante évolution. Tant par l’émergence de nouveaux acteurs, à l’instar des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud); que par l’émergence de nouveaux moyens d’action, de puissance et d’influence sur la scène internationale. Ils ont ajouté à la puissance militaire une panoplie de nouvelles techniques de domination et d’influence. Comme les organisations de la société civile, les mouvements religieux, les mass média, les réseaux sociaux. Mais aussi des techniques de manipulation des masses, à travers notamment les fake news.
La recherche des moyens d’influence et de puissance économique par la quête de marchés et de sources d’approvisionnement en matières premières et en énergie a donné lieu à de nouveaux mécanismes de défense des intérêts et de projection de puissance.
Après les querelles nationalistes et idéologiques des 19eme et 20eme siècles qui en fait reflétaient une course aux marchés et aux ressources naturelles et énergétiques et une volonté de contrôle d’espaces économiques et de voies de passage stratégiques. Nous assistons depuis près de trente ans à l’éruption de conflits asymétriques et à des épisodes de subversion. Dans lesquels l’islamisme est devenu malheureusement un instrument de déstabilisation aussi bien en Asie, au Moyen Orient qu’en Afrique. Même si les djihadistes islamistes ont ciblé l’ex Union Soviétique en Afghanistan et la Fédération Russe en Tchétchénie et semblent être gardés en réserve pour une éventuelle déstabilisation de la Chine a travers la province du Xinjiang (population principalement musulmane). Le paradoxe de cette tendance est qu’elle semble être principalement dirigée contre les pays arabes et musulmans notamment la Syrie, l’Iraq, le Yémen, l’Egypte et la Libye.
Le degré d’instrumentalisation de l’islam politique par les services de renseignement américains et leurs alliés israéliens
Il est intéressant de noter qu’après l’effondrement du bloc socialiste, l’islam politique qui avait été considéré par de nombreux analystes et stratèges comme le principal mouvement subversif sur la scène mondiale a noué des alliances troublantes, comme l’a montré la complicité américano-israélienne avec les mouvements islamistes en Iraq, en Egypte et en Syrie. Les récentes révélations de l’ancienne secrétaire d’état américaine Hillary Rodham Clinton et du Général Michael Hayden, ancien directeur général des principales agences américaines de renseignement (NSA et CIA) révèlent le degré d’instrumentalisation de l’islam politique par les services de renseignement américains et leurs alliés israéliens. Ainsi que la remise en question récente de ce partenariat subversif. La dernière déclaration du nouveau ministre français de l’intérieur Gérald (Moussa) Darmanin semble annonciatrice de la fin de la lune de miel entre l’occident en général, et l’Europe en particulier, avec l’islam politique et les pays qui l’ont instrumentalisé pour servir leurs desseins nationaux d’influence et de domination.
Cette prise de conscience va nécessairement toucher l’Afrique du Nord où, sous couvert de démocratisation et du printemps arabe, l’islam politique a engagé, avec des puissances occidentales et leurs supplétifs arabes et turcs, un processus à intensité variable de subversion et de démantèlement des structures des états.
En dépit de l’apparent ressaisissement de l’Europe, la situation en Libye présage d’un regain d’intensité du processus de destruction à l’échelle nationale et régionale. Par l’exacerbation des interventions étrangères qui pourraient faire de ce quatrième plus grand pays d’Afrique, un foyer de déstabilisation de l’Afrique, du monde arabe et même de l’Europe.
Aujourd’hui, la Libye est au cœur des discussions et des débats. Une guerre des régions ne cesse de dévaster le pays. Croyez-vous que les rapports de force existants sur le terrain pourraient renverser la donne et ouvrir la voie à une solution pacifique?
La détérioration de la situation en Libye est symptomatique de l’échec d’une politique internationale de démocratisation par la force et le recours à des milices aux antipodes de la démocratie qui ont donné une image exécrable au printemps arabe. La faiblesse des structures étatiques laissées par le régime du Colonel Kaddafi, les immenses richesses naturelles de la Libye et son emplacement stratégique, véritable pont entre la Méditerranée et l’Afrique sahélienne, en font une cible de choix des puissances anciennes et montantes qui ont attisé la discorde entre les Libyens et compliqué la mise en œuvre de l’accord de Skhirat de décembre 2015.
La Libye se trouve malgré elle au centre de plusieurs axes de confrontation tant du point de vue énergétique et commercial que d’accès à une zone très volatile du continent africain dejà secouée par l’islamisme radical et ses avatars subversifs et mafieux. Véritable ventre mou de l’Afrique, en allant de la Somalie, au Soudan, au Tchad, au Niger et au Mali, l’Afrique sahélienne est devenue un terrain de prédilection des puissances anciennes et montantes par groupes armés interposés et des unités régulières sous couvert de la coopération sécuritaire bilatérale ou des opérations des Nations Unies. Avec une démographie galopante et un âge médian de près de 16 ans, cette zone constitue une véritable poudrière pour les régions avoisinantes et particulièrement pour l’Europe. Avec un potentiel d’émigration qui risque d’achever l’écroulement de l’édifice européen déjà sérieusement ébranlé par la vague migratoire de 2015 en provenance des pays du printemps arabe et en particulier de Syrie.
L’intervention armée turque en Libye, d’abord par milices interposées et plus récemment par des unités régulières turques soutenues par un approvisionnement massif en matériel de guerre, a fait monter la tension d’un cran. Et elle risque de provoquer des interventions plus visibles et peut être même directes soit de la part des pays limitrophes, soit des pays qui ne voient pas d’un bon œil les velléités turques de mainmise sur les richesses et le territoire ainsi que l’espace maritime libyens.
La dernière attaque, non encore revendiquée, de la base militaire libyenne d’Al Watya, à moins de trente kilomètres des frontières tunisiennes, et la destruction du dispositif militaire turc stationné sur cette base pourrait être le prélude d’une escalade qui risque d’engouffrer la région entière dans un conflit international potentiellement plus destructeur qu’en Syrie.
Cette intensification de la tension en Libye nécessite l’activation du processus de règlement diplomatique du conflit libyen. Et la mise en œuvre rigoureuse des recommandations du sommet de Berlin. Notamment l’interdiction des interventions étrangères et de l’approvisionnement des factions libyennes en combattants (mercenaires et djihadistes) et en armes.
Parallèlement, des négociations portant sur un processus de règlement politique et l’organisation d’élections démocratiques doivent être tenues le plus tôt possible sous l’égide des pays limitrophes de la Libye et le soutien actif de l’organisation des Nations Unies.
L’internationalisation de la crise libyenne est-elle compatible avec la recherche d’une solution diplomatique ? Pensez-vous que la Tunisie puisse être un acteur clé dans le dossier libyen étant donné sa bonne réputation sur le plan diplomatique?
Face à l’intensification des hostilités en Libye, la Tunisie est plus que jamais appelée à jouer un rôle actif en vue de la cessation des interventions étrangères en Libye et d’un règlement politique qui permettra la reconstruction des institutions et de l’infrastructure de ce pays voisin.
La sécurité de la Tunisie et ses intérêts vitaux dictent de mettre fin à l’alignement de certaines parties tunisiennes sur les positions de pays éloignés comme la Turquie et le Qatar sous quelque prétexte que ce soit. Et de revenir aux fondamentaux de la diplomatie tunisienne de rejet de la politique des axes et de règlement pacifique et négocié des différents internationaux. Le principe de non ingérence dans les affaires des pays tiers doit être scrupuleusement rétabli et respecté. Car le monde a pu voir les conséquences désastreuses de ce qui a été qualifié de droit d’ingérence sous des prétextes humanitaires et d’instauration de la démocratie.
Compte tenu du travail de sape qui a considérablement affaibli depuis quelques années la diplomatie tunisienne, le président Kaïs Saïed pourrait saisir la présidence tunisienne de la Ligue des Etats arabes et notre présence au Conseil de sécurité des Nations Unies pour nommer un diplomate chevronné et de haut rang comme Mongi Hamdi. Et ce, en qualité d’envoyé spécial du président de la République chargé du dossier libyen. En vue de préparer une initiative tunisienne au niveau de la Ligue des Etats arabes et de l’UMA. Avec pour mission de parvenir à un consensus sur un scénario de cessation des hostilités et des interférences étrangères dans ce pays voisin dans le fil des déclarations de Berlin (janvier 2020) et du Caire ( juin 2020). Ce processus pourrait être couronné par la tenue dans l’île de Djerba d’un sommet arabe. Avec, en parallèle, la tenue d’une réunion des parties politiques et tribales libyennes. Sous la houlette des Nations Unies et des pays limitrophes de la Libye. Pour entamer un processus politique de reconstruction nationale en Libye.
L’importance des risques et des enjeux pour la Tunisie qui a payé le prix fort de la déstabilisation de ce pays voisin, nécessite un rôle plus actif et plus visible de notre part. Et la prise d’une position ferme contre tous ceux qui par leurs discours ou leurs actions remettraient en question l’unicité de la politique tunisienne à l’égard de ce dossier extrêmement sensible et dangereux pour la stabilité et la sécurité de notre pays.
La stabilité de la Libye doit être considérée comme un enjeu vital de sécurité nationale de la Tunisie. Ce qui nécessite l’arrêt de la cacophonie qui a affaibli la position de la Tunisie sur la scène internationale. Malgré sa présidence de la Ligue des Etats arabes et sa présence au Conseil de sécurité des Nations Unies. Au sujet d’une situation de guerre et de paix sur ses frontières avec ses graves répercussions sécuritaires, politiques et économiques sur notre pays et sur toute la région.
Il est donc urgent pour la Tunisie de mettre fin aux apparences d’inféodation de certaines parties tunisiennes à des puissances étrangères. Et de veiller à l’unicité du discours et des actions de notre pays au sujet de situation en Libye.
De même, il y a lieu de clore le débat sur les glissements et dérapages sémantiques occasionnés par les tenants de la diplomatie parlementaire et populaire. Et convenir que pour être audible et crédible sur la scène internationale, un pays doit parler d’une seule voix. Selon des paramètres d’analyse et de décision conformes à des intérêts nationaux clairement définis et précisés à l’opinion publique nationale et aux chancelleries étrangères. Dans les démocraties, la diplomatie est tracée par l’instance exécutive déterminée par la Constitution (le président de la République en Tunisie). Et toutes les autres institutions ne font que se conformer aux décisions prises par cette instance constitutionnelle dans leurs rapports avec des institutions et puissances étrangères. En plus de la compétence que lui confère la Constitution, le président Kaïs Saïed qui a été élu par 72,8% des électeurs tunisiens, dispose d’une légitimité qu’aucun autre élu parlementaire (parfois avec quelques centaines ou quelques milliers voix) ne peut lui contester ou prétendre partager avec lui. En posant des préalables aux orientations et décisions de politique étrangère prises par le président de la République.
Compte tenu de ce qui précède et des défis auxquels se trouve confronté notre pays, une reprise en main énergique de la politique étrangère tunisienne s’impose de la part du président de la République. Avec une vision ambitieuse et une équipe solide et professionnelle pour mener à bien cette mission que nous pouvons raisonnablement qualifier de salut national. Car ce qui se passe à nos frontières et le sort de la Libye quel qu’il soit déterminera, dans une proportion non négligeable, l’avenir de la Tunisie. La Tunisie doit agir avec clarté et détermination. Elle en a les moyens et le devoir.