Le gouvernement Fakhfakh fait face à une sévère crise politique. Ce qui risque de compromettre son avenir à la tête de l’exécutif. L’affaire relative aux suspicions de conflit d’intérêt liée au chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, n’a fait qu’enfoncer un peu plus l’équipe gouvernementale dans la crise.
En effet, M. Fakhfakh , est pointé du doigt pour son business exclusif avec l’Etat. L’homme de 47 ans est détenteur de plusieurs actions de sociétés actives dans le secteur de l’environnement et avait conclu deux marchés publics pour une valeur totale estimée à 44 millions de dinars.
L’affaire faisant l’objet aujourd’hui d’une expertise et d’une enquête dans les sphères judiciaire, parlementaire et administrative, a rendu de plus en plus étroite la marge de manoeuvre du gouvernement pour sortir la tête de l’eau.
Par ailleurs, la chute du gouvernement Fakhfakh est de plus en plus probable au regard de la réaction des poids lourd politiques du parlement, notamment Ennahdha, qui fait peser sur Elyes Fakhfakh le retrait de confiance, comme une épée de Damoclès, alors que le principal intéressé s’est engagé à démissionner si le conflit d’intérêt est avéré.
Que pensent certains politiciens et observateurs?
Plusieurs politiciens et observateurs de la scène politique en Tunisie estiment que cette affaire a fragilisé la coalition gouvernementale tout en accentuant la fracture entre ces principales composantes. Une fracture déjà révélée au grand jour au moment des concertations sur la formation de l’actuel gouvernement.
Le mouvement Ennahdha, qui insistait, il y a si peu, sur l’impératif d’élargir le soutien politique du gouvernement, estime aujourd’hui que les suspicions de conflit d’intérêt liées au chef du gouvernement ont porté préjudice à l’image de la coalition.
Ennahdha juge désormais nécessaire de réévaluer sa position vis à vis du gouvernement et de la coalition et de la présenter au Conseil de la Choura pour prendre la bonne décision.
Entre temps, le président du Conseil de la Choura, Abdelkrim Harouni a conseillé le chef du gouvernement de présenter sa démission. Harouni a fait savoir sur les ondes d’une radio privée, que le bureau exécutif a eu accès à des informations sur l’affaire liée à Elyes Fakhfakh, précisant que le Conseil de la Choura examinera la question lors de sa réunion en fin de semaine.
Le mouvement Echaab réagit
Pour sa part le mouvement « Echaab », membre de la coalition gouvernementale, a appelé le mouvement Ennahdha à ne pas utiliser le dossier sur le conflit d’intérêts pour régler ses comptes avec le gouvernement. « Echaab » estime qu’ « Ennahdha harcèle Elyes Fakhfakh et fait du chantage au gouvernement ».
Le mouvement Echaab a fait observer que la question du retrait de confiance au gouvernement a été instiguée par Ennahdha notamment par le biais de son appel à élargir la coalition.
« Il y a ceux qui ne veulent la réussite du gouvernement Fakhfakh, pour la simple raison que le mouvement Echaab et le Courant démocrate font partie de ce gouvernement. La question n’a aucun lien avec le dossier du chef du gouvernement » explique le mouvement Echaab.
Divergence des positions
La divergence des positions entre les composantes de la coalition gouvernementale et les luttes fratricides entre elles, ainsi que l’absence du principe de solidarité et de cohérence gouvernementale, confirment selon les observateurs, aussi bien la faiblesse de la coalition au pouvoir que le flou et les soubresauts qui marquent la scène politique tunisienne.
Les donnés de la situation actuelle laisse présager une reconfiguration du champ politique et une nouvelle cartographie des alliances en son sein.
Le régime à l’origine de l’échec
La Tunisie a opté après la révolution de 2011 pour un système politique basé sur l’équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. La nouvelle loi fondamentale rompt avec le régime présidentiel comme centre du pouvoir exécutif entre les mains du seul président de la République.
Le système politique en question a fait l’objet de critique par plusieurs sensibilités civiles et politiques mais encore par les experts en droit constitutionnel.
À cet effet le professeur de droit constitutionnel Amin Mahdfoudh estime que la Tunisie endure aujourd’hui l’épreuve de la fragmentation des pouvoirs.
Intervenant au cours d’une rencontre sur le régime politique organisée récemment à Tunis, Amine Mahfoudh a expliqué la complexité du régime politique par l’ingénierie constitutionnelle et de certaines lois (loi électorale, règlement intérieur du parlement…). Cette complexité a été ressentie lors de la formation du gouvernement et le recours à l’article 89 de la Constitution.
De son côté, l’ancien président de l’ISIE (Instance électorale) Chafik Sarsar a lié le champ politique à un paysage partisan « malade », à l’origine de la crise que vit le pays.
Le secrétaire général du Courant populaire Zouheir Hamdi, considère, pour sa part, que la chute, en un temps record, du gouvernement, augure d’une nouvelle crise de pouvoir, d’où le besoin d’une nouvelle initiative politique sur la méthode de choisir la personnalité la plus apte à former le gouvernement.
Il a ajouté que la méthode des correspondances, des dossiers et les pressions exercées par les lobbies pour imposer Elyes Fakhfakh s’est avérée improductive et infructueuse. Pour lui, compter sur la majorité parlementaire n’a plus de fondement politique ni éthique.
Zouheir Hamdi estime que le pays doit saisir sa dernière chance avant la catastrophe, à travers la nomination d’une personnalité capable de former une équipe réduite pour exécuter un vrai programme de salut. Ce qui commande, selon lui, d’élargir la base des concertations tout en évitant les erreurs du passé dans le choix des gouvernements.
Détérioration de la situation économique et sociale
La dégradation de la situation économique et sociale après la révolution a aggravé la crise politique.
Dans ce sens, Mohsen Marzouk (Machrou Tounès) a relevé, dans une déclaration à la TAP que les échecs économiques et sociaux ont exaspéré les Tunisiens face à des gouvernements basés sur les quotas partisans. L’absence de réponses urgentes aux difficultés sociales et économiques risque de conduire le pays vers une situation explosive, a-t-il mis en garde.
Le politologue Abdellatif Hanachi a, pour sa part, mis en avant le caractère fluctuant du rendement et du comportement de la classe politique depuis 2011 et son incapacité d’avancer des visions claires sur les questions économiques et sociales.
Selon lui, ces échecs économiques et sociaux s’expliquent, principalement, par les contraintes internes et externes. Il a cité la crise en Libye, deuxième partenaire de la Tunisie après l’Union européenne.
A cela s’ajoutent les répercussions du Covid-19 qui se font sentir avec la perte annoncée de plus de 130 mille nouveaux emplois et un taux de croissance qui sera réduit à -6 pc (selon les projections officielles).
La classe politique sur la sellette
Par ailleurs, pour plusieurs spécialistes, la classe politique tunisienne est formée de partis fragiles qui n’ont d’autre objectif que d’accéder au pouvoir.
Le politologue Abdellatif Hanachi croit que le problème réside dans l’égoïsme de l’élite politique « qui place les partis au dessus de la patrie » et cherche à servir ses propres intérêts ou ceux de parties étrangères.
Il a pointé la crise de confiance entre politiques, à l’intérieur de la coalition au pouvoir et entre celle-ci et l’opposition.
En outre, Zouheir Hamdi (Courant populaire) a relevé que les élections de 2019 a fait monter des parties qui n’ont pour crédo que « la fuite en avant ». Si cette situation perdure, il faut remettre la responsabilité entre les mains du peuple, car, estime-t-il, les résultats des élections de 2019 ont conduit le pays vers une impasse.
De son côté, Mohsen Marzouk a appelé à un congrès national de salut parrainé par les organisations nationales aux côtés de la présidence de la République, des partis représentés au parlement et de la société civile.
Pour sa part, le secrétaire général de l’UGTT Noureddine Tabboubi a jugé plus opportun d’aller vers des élections anticipées. Ceux qui appellent au changement du régime politique auraient mieux fait de se pencher sur la révision du code électoral et l’installation de la Cour constitutionnelle.
Depuis 2011 la Tunisie a connu 11 gouvernements dont 5 après la promulgation de la constitution 2014
Avec TAP