Trente jours pour convaincre, avions-nous titré il y a deux semaines à l’annonce de la désignation du prochain chef de gouvernement Hichem Mechichi.
Un mois pour former une équipe gouvernementale tout en préservant ses chances d’investiture par l’ARP. C’est à la fois peu et beaucoup. Peu parce que la personne qui en a la charge est assaillie par des contraintes par trop insolubles.
Pour toute perspective, il n’entrevoit rien d’autre qu’un champ de ruines politiques, miné par de multiples obstacles, de pièges de toutes sortes, de bombes à retardement, de contradictions, d’archaïsme politique et de guerre idéologique comme on n’en voit plus aujourd’hui chez les nations soucieuses de leur stabilité, de leur développement et du bien-être de tous.
La raison en est l’émergence et la propagation d’une conception tribale de la politique. L’espace est truffé et pollué par des activistes motivés par une vision étriquée de l’Histoire, des intérêts partisans sinon personnels.
Il fallait une sorte de recomposition, de refondation voire d’un big bang qui feront émerger une sphère politique cohérente aux contours définis. Il y avait besoin, il y avait nécessité d’une architecture, d’une sociologie des formations politiques qui puissent donner du sens, plus de chair et plus d’assise à la transition démocratique.
Le résultat n’est pas hélas à la hauteur de nos espoirs. Et à bien des égards, il est même pour le moins décevant si l’on en juge par l’état de décomposition et de décrépitude de la vie politique aux effets pervers, nocifs et des plus toxiques sur toute action gouvernementale.
« Il fallait une sorte de recomposition, de refondation voire d’un big bang qui feront émerger une sphère politique cohérente aux contours définis »
Le gouvernement Habib Jemli est mort de ses propres conciliabules avant même de voir le jour. Celui d’Elyes Fakhfakh n’a pas survécu au confinement politique et au siège de ses propres alliés. Le gouvernement Mechichi passera-t-il la rampe et aura-t-il plus de chances de survie ? On voudrait bien le croire dans ce capharnaüm d’aléas politiques.
L’époque n’est plus à l’homme – à défaut d’une femme – providentiel ou exceptionnel, si tant est qu’il existe. Le pays sera mieux servi par un homme d’Etat courageux, résolu, déterminé, habité par la fonction qui l’honore autant qu’elle l’engage au prix d’un réel sacrifice. Un homme dont on devine la force de caractère, l’intégrité morale. Un homme dont la maîtrise des nouages de l’Etat, de l’économie et de la société lui confère respect, autorité et une assurance tranquille et un homme dont la force de leadership se mesure à sa capacité d’écoute, à la sérénité et à la pertinence de sa démarche.
Hichem Mechichi n’aura pas assez de toutes ses qualités humaines, professionnelles et de son sens de l’Etat pour former un gouvernement où le souci d’efficacité le partage aux convictions politiques.
Un alliage de compétences mâtinées de politique et d’hommes et de femmes teintés de politique mais convaincus de la nécessité d’obligation de résultat. Plus facile à dire qu’à faire dans un pays fracturé, brisé par sa classe politique qui n’en finit pas de s’entre-déchirer, de s’étriper, de se lancer anathèmes et invectives même quand elle fait semblant de se rassembler. Une classe politique volatile, à géométrie variable, en mal de valeurs, de repères et de convictions.
Autres temps, autres habitudes : l’excès d’opportunisme politique a fini par ériger l’irrationalité en mode de comportement et en faire la chose la mieux partagée. Elle gagne du terrain et fait florès quand le pays a plus que jamais besoin de raison, de sagesse, d’audace et de dignité.
Le paysage politique est soumis à la seule loi de fragmentation et d’implosion. Il s’étire à l’infini. Il a perdu le sens de la réalité et de l’intérêt général – l’eût-il- d’ailleurs jamais eu ? Chevaux de Troie, cinquième colonne au service d’intérêts étrangers, qu’importe !
Certaines de nos formations politiques et non des moindres ne font même plus mystère d’allégeances étrangères troubles et de liaisons dangereuses, de jeux de rôle qui confinent à la trahison, au risque de porter atteinte à notre souveraineté et à notre indépendance. Au mépris du droit des jeunes à un avenir meilleur.
« Le paysage politique est soumis à la seule loi de fragmentation et d’implosion. Il s’étire à l’infini »
Dans ce climat délétère, cette atmosphère par trop florentine, dominée par une réalité politique complexe et compliquée, les principaux partis politiques devant, en théorie tout au moins, constituer l’ossature d’un gouvernement sont pour la plupart dans une logique de butin, de suspicion permanente, d’affrontement réel et de guerre larvée.
On comprend qu’il soit difficile dans ces conditions pour le chef de gouvernement désigné de tracer sa propre voie sans se donner du temps. C’est le prix de tout compromis. Le délai peut paraître court pour consulter, écouter, jauger, juger partis politiques, corps intermédiaires, société civile, politologues, économistes et experts en tout genre. A force d’élargir le cercle, il s’éloigne du point focal.
La multiplicité des variables et des paramètres rend difficile la résolution de l’équation gouvernementale : arrêter les noms et la composition finale d’un gouvernement à très large spectre politico-technocratique. Sauf à privilégier un scénario plutôt qu’un autre. Avec les conséquences que l’on imagine.
Par sa propre démarche, devenue depuis la désignation de Habib Essid quasi rituelle, Hichem Mechichi ne pouvait s’empêcher de se hâter lentement. Sauf qu’il y a aussi le revers de la médaille : l’élu du Chef de l’Etat pour former le prochain gouvernement fait face à une situation d’extrême urgence.
Le temps lui est compté. Le pays n’est pas loin de sombrer. A peine s’il a la tête hors de l’eau, confronté qu’il est à la pire crise économique et sociale qu’il ait jamais connue. Sans qu’il soit, il est vrai, livré à lui-même.
Et pour cause ! Le gouvernement démissionnaire n’a pas réduit la voilure. Il reste à la manœuvre. Il ne semble pas affecté outre mesure par la fin précipitée et précoce de son mandat. Les ministres sont sur le pont, à l’image de leur chef qui n’a pas déserté le navire. Ils sont même assez prolifiques, multipliant mesures, décisions et initiatives. Comme s’ils cherchaient à faire en quelques jours ce qu’ils devaient accomplir sur plusieurs mois. Le gouvernement Fakhfakh, qui vit ses derniers jours – si les vents sont favorables à son successeur – met le turbo.
Il s’emploie à mettre de l’ordre dans la maison Tunisie. Il persiste et signe à vouloir sortir les entreprises publique de leur état comateux et les finances publiques du rouge vif via une Loi de Finances complémentaire pour se donner plus d’air.
Le prochain chef de gouvernement n’aurait pas fait plus ni peut-être mieux, en termes de protection sociale, de plan d’aide, de sauvegarde des entreprises et de relance de l’économie. Il n’aurait peut-être pas fait plus, mais sans doute différemment pour imprimer son style et imprégner sa vision et sa manière de gouverner.
Pour l’heure, le gouvernement démissionnaire dont il fait partie lui sert de filet de protection au sol pour éviter un atterrissage économique et social brutal et désastreux. Il le maintient ce faisant dans une relative zone de confort quoique de très courte durée. Car il ne peut lui donner tout ce dont le pays a aujourd’hui le plus besoin.
Le gouvernement démissionnaire ne peut, en effet, obtenir des grévistes qui sont légion qu’ils renoncent à leurs mouvements sociaux ni des bailleurs de fonds qu’ils dérogent à leur pratique de s’abstenir de traiter avec les partants en attendant que le nouveau gouvernement prenne ses quartiers. Alors qu’il s’agit là de notre seule planche de salut.
« Le prochain chef de gouvernement n’aurait pas fait plus ni peut-être mieux, en termes de protection sociale, de plan d’aide, de sauvegarde des entreprises et de relance de l’économie »
En effet, chaque jour, chaque heure comptent pour briser à temps la spirale récessionniste, pour réanimer de larges secteurs d’activités en situation de mort cérébrale, pour ralentir, à défaut de stopper, l’hémorragie d’emplois et la montée explosive du chômage.
Le voudrait-il ardemment, le gouvernement encore en exercice ne peut décider à la place du prochain locataire du palais de la Kasbah, ni prendre des mesures peu populaires mais nécessaires dont son successeur aura à répondre et dont il ferait les frais. La décence s’y oppose, même si la nécessité l’exige. Or l’urgence est telle que la moindre attente pourrait décider du sort de la relance, d’un possible rebond comme du pire des scénarios, celui d’une grave récession, autant dire d’un embrasement social et de déclin économique.
Plus vite Hichem Mechichi sollicitera le vote de confiance de l’ARP et en mettant toutes les chances de succès de son côté, plus vite il mettra fin à l’incertitude des marchés. Moins il exposera le pays aux zones de dépression et de turbulence.
La moindre attente, alors que les aiguilles du chômage, de l’inflation, de la pauvreté, des déficits jumeaux et plus encore de la dette s’affolent signifierait la fin de nos illusions.
Y a-t-il une quelconque fatalité que ce pays choisisse de mourir de plaisir ?