Difficile pour la modeste mémoire humaine de nous dire le nombre de gouvernements auquel ce pays a eu droit depuis le 14 janvier 2011 jusqu’au 2 septembre 2020, et encore moins combien de ministres et de secrétaires d’Etat ont défilé entre ces deux dates.
Une chose est certaine : les nombreux gouvernements et les centaines de ministres et de secrétaires d’Etat qui ont pris en charge la chose publique en cette terrible décennie ont, pour des raisons multiples et complexes, contribué à l’aggravation constante et continue des conditions sociales, économiques et politiques du pays.
Au point que l’écrasante majorité de la population en est arrivée à abhorrer les mots « révolution », « démocratie », « partis politiques », « transition démocratique » et autres concepts que les Tunisiens n’en parlent désormais qu’avec sarcasme et mépris.
Rappelons-nous 2014. Nous étions déjà à bout de souffle. Nous attendions la délivrance que devrait nous apporter la Constitution tant désirée. La Constitution arriva enfin. Mais, au lieu de nous apporter la délivrance que nous appelions de nos vœux, elle nous mit sur des chemins tortueux et marécageux dans lesquels le pays et ses habitants sont toujours embourbés.
Pourtant, on nous assurait que nous étions un peuple chanceux puisque Dieu nous a dotés de dirigeants exceptionnels qui nous ont offert la « meilleure Constitution du monde ». Il s’avéra très vite que la Constitution n’était pas faite pour le pays, mais plutôt taillée sur mesure par et pour ses concepteurs. Le but étant que ceux qui ont imposé au pays cette Constitution, conservent le plus longtemps possible le pouvoir et ses avantages sonnants et trébuchants.
Semences avariées et fruits pourris
Six ans après, nous n’arrêtons pas de cueillir les fruits pourris des semences avariées plantées dans ce pays par « la meilleure Constitution du monde ». En d’autres termes, celle-ci a enfanté un régime politique paralysant les énergies les plus dynamiques et entravant les volontés les plus enthousiastes. Si les nombreux gouvernements qui ont travaillé sous ce régime boiteux ont tous échoué, ce n’est pas parce qu’ils étaient tous incompétents, mais parce qu’ils s’étaient trouvés paralysés, enchaînés et sans la marge de manœuvre nécessaire qui leur permettrait de prendre les décisions appropriées et de les appliquer.
Les concepteurs de « la meilleure Constitution du monde » ressemblent à ce menuisier génial qui, ayant mis la dernière main à sa belle charrette, la dota de roues carrées. La Tunisie est aujourd’hui dans la situation d’une charrette avec des roues carrées embourbée dans la boue. Tous déplorent l’embourbement, tous désirent ardemment le désembourbement, tous sont conscients que la solution est dans le changement des roues, mais personne ne peut rien faire, car « la meilleure Constitution du monde » ne le permet pas…
Le jour de sa désignation par le Président de la République pour former un gouvernement, M. Hichem Mechichi était conscient de cette situation inextricable. Il eut l’idée sensée de former un gouvernement de compétences « totalement indépendantes ». L’idée était raisonnable, car si le prochain gouvernement veut être en mesure de sauver ce qui peut l’être, il faudra qu’il dispose d’une marge de manœuvre qui l’empêche de se retrouver dans la situation d’otage des partis et de subir les effets paralysants de leurs tiraillements.
Amateurisme, frivolité et incompétence
Ayant perdu l’initiative, les partis politiques, et Ennahdha en premier, étaient sur la défensive. Mechichi allait réussir son pari de former un gouvernement « totalement indépendant », quand l’activisme de la présidence de la République entra soudain en scène.
L’attitude du Président de la République et l’amateurisme de son entourage les ont poussés à vouloir prendre la place laissée vide par les partis. C’est-à-dire de soumettre le prochain gouvernement aux ordres du palais de Carthage et faire de Mechichi le Premier ministre de Kais Saied.
Face à la réticence de Mechichi de jouer le jeu, Kais Saied se serait lancé dans une manœuvre douteuse, qui ne sied pas à un président présenté comme un modèle de droiture. En effet, selon certaines sources, qui restent à vérifier, il aurait suggéré aux partis de ne pas voter pour Mechichi qu’il a lui-même choisi, leur promettant en contrepartie de ne pas dissoudre le Parlement. Et le gouvernement ? Ce sera celui de Fakhfakh… sans Fakhfakh !!! Voilà où on en est, alors que le pays continue de s’enfoncer dans la boue accumulée tout au long de cette décennie noire.
Le Président de la République avait tous les atouts en main avec, en face de lui, des partis politiques au pied du mur. Parce qu’il n’a pas respecté la Constitution qui lui trace clairement les limites de son pouvoir, cet ancien professeur de droit constitutionnel s’est dessaisi de lui-même de tous ses atouts. Pour se retrouver lui-même marginalisé, au pied du mur.
L’avantage de Mechichi est d’avoir devant lui le triste exemple du tandem Béji Caïd Essebsi-Youssef Chahed. Celui-ci, voulant échapper à la mainmise de Béji Caïd Essebsi, se retrouva sous celle plus désastreuse encore d’Ennahdha et de son chef. Il a lamentablement échoué, laissant un héritage peu glorieux de son passage au pouvoir.
S’il veut réussir, Mechichi n’a d’autre choix que de méditer jour et nuit la malheureuse expérience de Youssef Chahed. Son discours du 1er septembre devant le Parlement est rassurant. Les Tunisiens attendent d’être rassurés dans les faits.