L’attente aura été longue et pour tout dire ennuyeuse. Le Chef du gouvernement désigné a sacrifié au rituel interminable des consultations sans prendre beaucoup de soin à la gestion du temps. Il n’était pas loin de la disqualification pour avoir frôlé la ligne fatidique du délai réglementaire.
Pourtant, il disposait d’une marge d’un mois – une éternité à la vitesse à laquelle évolue le monde aujourd’hui – pour annoncer la formation de son équipe gouvernementale qui doit obtenir l’onction de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Hichem Mechichi n’était pas loin d’échouer dans sa mission à force de rencontres, de consultations, de concertations du reste sans grand effet sur la composition du gouvernement. Il n’était plus le maître de l’horloge.
Surprenant quand même. Et pour cause ! On était en droit d’écarter une telle hypothèse dès lors que le Chef du gouvernement désigné était d’emblée fixé sur la nature de son gouvernement.
Il n’a pas fait mystère de son choix de s’entourer de ministres qui ne sont encartés nulle part sinon qu’ils se distinguent par leur compétence et leur indépendance. Choix discuté et discutable pour les politiques et fortement applaudi par la majorité des Tunisiens, déçus, excédés et indignés par l’incurie de ces politiques qui ont lamentablement échoué dans la conduite du pays. Mais même assuré d’un tel soutien populaire, il ne pouvait avoir les coudées franches. Ses détracteurs ont aussitôt fait feu de tout bois faisant craindre le pire. Si bien que former un gouvernement dans un paysage politique mouvant, fracturé, prêt à s’enflammer est loin d’être une sinécure.
Hichem Mechichi devait se livrer à un exercice d’équilibrisme de haute voltige, de tous les dangers, sans filet de protection. La raison en est que la sphère politique qui a gangrené le pays est à mille lieues de la planète Tunisie. Plus personne chez nous ne croit à la fiction de « la patrie avant les partis ». Chaque jour apporte la démonstration de la cupidité des politiques qui se disputent et prospèrent sur la dépouille du pays.
Il y avait une faille dans le mode opératoire, dans l’ingénierie des consultations de Hichem Mechichi. Il n’a pas pris la mesure du temps au regard de la gravité de la situation qu’il ne pouvait ignorer du haut de sa citadelle qu’est le ministère de l’Intérieur. 40 jours se sont écoulés depuis la démission du gouvernement Fakhfakh avant l’annonce du prochain qui n’est pas au bout de ses peines.
Au moment où le pays se prépare à reprendre ses esprits et son activité à l’issue d’un confinement de plus de deux mois. Un pays exsangue, sous masque respiratoire, à la recherche d’un appel d’air et de plan de relance.
« Hichem Mechichi devait se livrer à un exercice d’équilibrisme de haute voltige, de tous les dangers, sans filet de protection »
D’un confinement sanitaire à un confinement politique de près de 40 jours aux conséquences tout aussi désastreuses sur l’économie, le pas est vite franchi. Exit possibilité de rebond, d’éclaircie sociale et de redressement économique. Pendant toute cette période, le pays est quasiment à l’arrêt, quand il fallait effacer à tout prix les effets de la crise du Coronavirus et retrouver au moins le niveau de croissance d’avant la récession.
Condamné à l’immobilisme, le gouvernement Fakhfakh ne pouvait se livrer qu’à des exercices et des décisions sans lendemain, à de simples effets d’annonce en dépit de l’engagement et du dévouement des ministres. Il ne pouvait en être autrement dans ce genre de situation.
L’ancien gouvernement n’a plus l’autorité nécessaire pour peser sur le cours des choses. Le nouveau tarde à prendre ses quartiers. Résultat : le vide s’installe ouvrant la voie au chaos qui sévit déjà dans le bassin minier, les champs pétroliers et gaziers du sud tunisien.
Ces derniers, fait inédit et d’une extrême gravité, sont contraints à l’arrêt depuis le 16 juillet. Où a-t-on vu une poignée d’individus survoltés, encouragés, à visage couvert, par des trafiquants et contrebandiers aux desseins inavoués s’en prendre aux installations pétrolières dans l’impunité totale ? Oser fermer les vannes des conduites de gaz et de pétrole dans un site déclaré zone militaire alors que le Président de la République venait de promulguer le décret prolongeant l’état d’urgence dépasse l’entendement.
Où est passé l’Etat ? Que reste-t-il de son autorité et de son devoir de défendre la souveraineté nationale bafouée comme elle ne l’a jamais été dans le silence du désert ? Avis de tempête pour le prochain gouvernement. Qui doit s’armer de tout un arsenal d’ingéniosité, de pédagogie et de fermeté pour remettre les choses à l’endroit. Et en finir avec ces provocations qui mettent en danger la cohésion et la sécurité nationales, autant dire l’avenir du pays.
Rien ne saurait justifier ces actes séditieux, véritables crimes contre 12 millions de Tunisiens. Qui sont déjà saignés à blanc à cause de prélèvements obligatoires confiscatoires au motif de couvrir déficits et service de la dette. L’ennui est qu’ils privent du même coup par leur ampleur le pays de la moindre marge de croissance alors que le PIB venait de chuter de près de 22% (en glissement annuel) au cours du deuxième trimestre. Le confinement et la crise sanitaire sont passés par là.
« D’un confinement sanitaire à un confinement politique de près de 40 jours aux conséquences tout aussi désastreuses sur l’économie, le pas est vite franchi »
Trente jours pour constituer un gouvernement de compétences, fût-il de salut national, c’est à l’évidence plus qu’il n’est nécessaire alors qu’il y a péril en la demeure. La maison brûle de l’intérieur et l’on continue de regarder du côté du jardin encore épargné. 30 jours de vide gouvernemental ou presque nous coûtent déjà plus d’un milliard de dinars qu’il faut rembourser au titre du service de la dette.
A quoi s’ajoute l’impérieuse nécessité de mobiliser près d’un 1.5 milliard de dinars pour ne pas susciter la colère des fonctionnaires qui ne vivent pas tous d’un seul salaire. Et comme si cela ne suffisait pas, l’Etat doit racler ses fonds de tiroir pour boucher les trous des caisses sociales.
Le pays produit plus de déficits et de dettes que de croissance. Celle-ci étant privée désormais d’investissement faute de carburant -confiance et de ressources financières. Le gouvernement, quel qu’il soit, ne peut à la fois combler les déficits abyssaux, emprunter pour rembourser une dette qui explose et dégager suffisamment de ressources pour produire de la croissance.
Comment dans ces conditions, à supposer que l’environnement de l’entreprise s’y prête, réactiver ses principaux moteurs que sont l’investissement, l’exportation et la consommation tous trois tombés en panne sèche ?
L’ennui est que pour rembourser la dette (plus de 80% du PIB), payer l’armée de fonctionnaires, éviter l’asphyxie des caisses sociales, il n’est plus possible de pressuriser les contribuables ni solliciter comme par le passé les marchés financiers et les bailleurs de fonds traditionnels qui n’en veulent plus.
Le pays a mangé son pain blanc et ne leur inspire plus confiance. Il est rétrogradé dans la zone peu enviable des pays à risque. Sans sa manne céleste que lui procuraient le phosphate, le pétrole, le gaz et le tourisme, l’économie nationale va à la dérive.
« Le pays produit plus de déficits et de dettes que de croissance. Celle-ci étant privée désormais d’investissement faute de carburant -confiance et de ressources financières »
Le nouveau locataire du palais de la Kasbah doit se battre contre le temps qui lui fait défaut autant que de se méfier des manigances, des manœuvres, des faux-vrais et des vrais-faux soutiens de politiciens vissés dans leur logique de butin au mépris de l’intérêt général.
Avec cette certitude que l’annonce d’un gouvernement de compétences dans les moindres délais véhicule plus d’un message sur l’urgence et la gravité de la situation. Elle provoque de surcroît un électrochoc de nature à donner plus de sens à un gouvernement de salut national.
Chaque minute compte pour rétablir les comptes de la nation, stopper l’hémorragie des finances publiques, renflouer les caisses de l’Etat autrement qu’en aggravant la pression fiscale, mettre fin au scandale et aux déficits d’entreprises publiques engagées dans la plus vaste opération de destruction de valeurs. Chaque minute compte pour redresser la courbe de productivité, restaurer la compétitivité en déperdition de l’économie nationale.
Principal mot d’ordre : élever l’impératif de compétitivité et la valeur travail au rang de devoir national. Le reste suivra de lui-même : l’état de l’économie est si abîmé, si dégradé qu’au fond il devient facile de redresser la barre. La Tunisie de 2020 même affaiblie, même appauvrie par dix années de croissance atone, à la limite de la stagnation conserve tout son potentiel de développement. La Tunisie 2020 est malgré tout en meilleure posture que celle de 1970 ou de 1986.
« L’état de l’économie est si abîmé, si dégradé qu’au fond il devient facile de redresser la barre »
Depuis, beaucoup d’investissements se sont accumulés dans le pays qui dispose aujourd’hui d’un socle productif, certes secoué et lézardé, mais qui peut revenir à son meilleur niveau, grâce notamment à l’émergence d’un noyau de groupes industriels dont le dynamisme fait la fierté du pays. Leur envie de se battre, de progresser, de résister explique la résilience de l’économie nationale en dépit des déboires des entreprises publiques qui plombent la croissance.
Pour le prochain gouvernement, la voie est toute tracée. Foin de grands discours et de déclarations incantatoires. Ni vision lointaine, ni gros moyens qui ne sont pas du reste à notre portée pour remettre la machine en marche. Mais de vraies injections de liquidité, d’espoir et de confiance pour allumer les feux de la croissance. Bâtir de nouveau les canaux de confiance est primordial pour venir à bout des circuits informels, des fuites de capitaux, de l’érosion fiscale…
La confiance sinon rien pour rétablir la paix sociale, stimuler l’investissement et renouer avec les faveurs des marchés financiers et des bailleurs de fonds institutionnels.
L’Etat doit retrouver ses fondamentaux et se recentrer sur ce que devrait être son rôle dans une économie de marché, exposée à la concurrence internationale. Il doit protéger et impulser : assurer couverture et protection sociale, notamment pour les plus démunis, et créer les conditions de reprise de l’investissement et le retour à la croissance. Réguler plutôt que de régenter. Faire faire au lieu de vouloir s’immiscer partout pour au final ne rien entreprendre qui puisse servir l’intérêt général.
L’exécutif doit assumer les responsabilités qui sont les siennes : assurer les services publics et ses fonctions régaliennes et veiller au respect de la loi sans quoi la démocratie ne résisterait pas au désordre ambiant. Il est vain et illusoire de vouloir regarder loin devant soi si les premiers pas ne sont pas assurés et si l’on ne sait pas comment y aller.
« La confiance sinon rien pour rétablir la paix sociale, stimuler l’investissement et renouer avec les faveurs des marchés financiers et des bailleurs de fonds institutionnels »
Plus qu’un programme à long terme, le prochain gouvernement doit en priorité construire un vrai dialogue social autour d’un pacte de croissance. Il ne doit promettre que ce qu’il peut honorer. Il gagnerait à s’en tenir à un discours vrai, juste et courageux.
La centrale syndicale n’a pas que des droits à défendre. Elle a aussi des obligations envers le pays et à l’égard de ses propres adhérents et militants qu’elle doit protéger de leurs propres excès.
L’économie nationale est arrivée à un stade de désindustrialisation où les salaires, sans rapport avec la productivité du travail, tuent l’emploi. De la même manière que trop de revendications font fuir l’investissement et tuent l’économie.
Qu’on se le dise : la crise économique est apparue au lendemain de la révolution, à cause du désordre social et sociétal qui se nourrit du vide politique et de l’effritement de l’autorité de l’Etat. En mettant à genoux les entreprises, les salariés doivent s’attendre au pire. Ils doivent choisir entre le scénario catastrophe de l’affrontement qui en dix ans a amputé l’économie de près du ¼ de la richesse nationale ou celui de l’apaisement. Il leur appartient de décider de leur propre sort. Ils ont leur destin en main avant qu’il ne leur échappe.
Le prochain Chef du gouvernement doit pouvoir le leur signifier dès sa prise de fonctions. Ses chances de succès, sa survie politique en dépendent.