Depuis le vote de confiance accordé au gouvernement de Hichem Mechichi, la scène politique tunisienne retrouve un peu de calme, mais le bouillonnement de la rue continue et les avertissements des experts concernant les déséquilibres économiques pullulent.
Pour l’expert Mohsen Hassen, ces déséquilibres, évoqués maintes fois par le nouveau chef du gouvernement, est un vrai casse-tête dans un pays dont le nerf de la richesse ; à savoir le pétrole et le phosphate, a été coupé.
Dans une interview accordée à TAP, l’expert économique et ancien ministre du Commerce établit l’état des lieux, les solutions de sortie de crise et les scénarios de rechute économique.
« La politique de sortie de crise reste tributaire de la stabilité politique et de la volonté de nos hommes politiques à axer leurs efforts sur les dossiers économiques », souligne Hassen, mettant l’accent sur l’importance d’une prise de conscience collective, notamment de la part de la centrale syndicale et de la société civile, quant à la gravité de la conjoncture économique actuelle. « La Tunisie est menacée sur les doubles plans économique et financier », a-t-il encore déploré, mettant en garde contre les répercussions économiques désastreuses d’un éventuel retour au confinement général.
Tunisie : Une conjoncture cauchemardesque sans précédent
Pour Hassen, la situation économique et financière du pays, en particulier les finances publiques, est « très dangereuse », d’autant plus que 2021 sera l’année la plus difficile de l’histoire du pays sur le plan financier. Et ce, à cause d’un climat politique «sans précédent» caractérisé par la rivalité entre les pouvoirs exécutif et législatif et les tiraillements au sein de la classe politique.
« La plupart des indicateurs économiques sont dans le rouge. L’économie s’est rétrécie, au deuxième trimestre 2020, d’environ 21%, l’investissement a chuté de plus de 5% et la consommation des ménages et les importations ont baissé respectivement de 8% et 10%», rappelle l’expert.
Évoquant la situation difficile des entreprises publiques, il a souligné que la plupart d’entre elles sont en situation de faillite non déclarée. Tout en précisant que leur restructuration nécessite l’injection de 10 milliards de dinars.
L’expert a, dans le même cadre, estimé que les ressources de l’Etat pour l’année 2021 devront enregistrer une baisse en raison de la diminution des ressources fiscales provenant, essentiellement, des impôts sur les bénéfices réalisés en 2020 (alors que le tissu économique national n’a pas réalisé ces gains) vu l’absence des investissements au cours des dernières années et la régression de la récolte oléicole qui sera enregistrée en 2021 par rapport à la saison actuelle.
S’agissant de l’endettement extérieur, Hassen a souligné que la Tunisie n’a pu mobiliser que 4 milliards de dinars auprès du Fonds monétaire international (FMI)(mécanisme élargi des crédits), de la Banque mondiale (BM) et de l’Union Européenne, sur un total de 9 milliards de dinars programmés dans le budget 2020.
« La Tunisie aura besoin d’environ de 5 milliards de dinars supplémentaires, ce qui veut dire une mobilisation avant la fin de l’année, de 10 milliards de dinars de prêts extérieurs», a-t-il encore fait savoir, estimant que ce besoin « est très difficile à satisfaire».
Concernant les impacts du virus du Covid-19, l’économiste a considéré que la Tunisie « a complètement échoué » à tirer le meilleur parti possible de la pandémie, notamment, en matière de mobilisation de ressources financières extérieures avec des conditions avantageuses.
« Même le prêt accordé à la Tunisie par le FMI s’inscrit dans le cadre du mécanisme élargi de crédit (MEDC) », a-t-il rappelé, ajoutant que le gouvernement sortant aurait dû activer la diplomatie économique pour obtenir de ses partenaires et des bailleurs de fonds des aides et des financements à des conditions avantageuses.
Le gouvernement d’Elyes Fakhfakh qui a géré, depuis le début de l’année 2020, la crise du Covid-19, a annoncé qu’il ne recourra pas à l’endettement extérieur, alors qu’il n’en a pas les capacités, a indiqué Hassen, estimant que ce dernier (gouvernement sortant) a fait deux faux choix.
Le premier est la mobilisation de 5,5 milliards de dinars auprès du marché local dont la capacité ne dépasse pas 2,5 ou 3 milliards de dinars. Selon l’expert, cette option a bloqué la capacité du marché financier et du système bancaire à financer l’investissement.
La 2ème erreur du gouvernement sortant est le renforcement du taux de pression fiscale, une démarche qui contredit l’approche de réforme de la fiscalité, basée sur la réduction de la pression fiscale et qui mènera ainsi à l’évasion fiscale, selon l’analyse de l’expert.
La contribution des tunisiens résidents à l’étranger dans le financement accusera une régression, vu que leurs transactions devront connaître une baisse à cause de l’ambiguïté de la situation en Europe et la menace persistante de la Covid-19.
Selon lui, les dépenses du pays vont augmenter, en raison de l’augmentation du service de la dette, au cours de l’exercice 2021, de 1 milliard de dinars, par rapport à 2020.
Sans entrer dans les détails de l’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT), Hassen a fait savoir que le verdict final émis par le CERDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements) condamnant la Tunisie, aura un impact catastrophique sur la finance publique.
La Tunisie devra consacrer des provisions dans la loi de finances pour l’exercice 2021, a averti l’expert. Il a, en outre, mis l’accent sur l’augmentation du budget alloué aux subventions, sous l’effet de l’augmentation du nombre des personnes nécessiteuses, des prix du pétrole et des denrées alimentaires. L’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) peut exiger aussi le versement de la troisième tranche des augmentations salariales.
Les priorités de Mechichi et les jeux politiques
Hassen estime que Mechichi et le parlement devront se mettre d’accord sur le plan de relance économique. Et ce, afin d’accélérer son adoption et permettre ainsi la concrétisation de ses priorités. Pour assurer l’exécution de ce plan de relance, il est impérieux, selon lui, d’instaurer la stabilité politique, sociale et sécuritaire et d’endiguer la pandémie du Coronavirus.
D’après Hassen, les priorités fixées par le chef du gouvernement sont « bonnes » sauf qu’il est indispensable, d’abord, de parachever la loi relative à la relance économique. L’objectif étant de stopper l’hémorragie des finances publiques, développer le secteur public et rétablir la confiance des investisseurs.
Selon lui, l’adoption de loi de la relance économique est une nécessité dans la mesure où elle va contribuer à réduire les risques d’une éventuelle révolution sociale, car elle permettra de remédier au pouvoir d’achat des citoyens et apportera un minimum de soutien aux catégories les plus démunies.
Cette loi favorisera aussi la maîtrise de l’hémorragie des dépenses en 2020, et garantira une meilleure gestion des risques en 2021, année de tous les risques par excellence, sur les plans financier, économique et social.
D’autre part, l’expert estime que la Banque Centrale devrait financer directement la trésorerie de l’Etat et non à travers les banques, soulignant, à cet égard, la nécessité de réviser le statut de cette institution, à l’instar du Maroc et de l’Egypte.
Évoquant l’emprunt national, Hassan a souligné que les conditions doivent être «acceptables», critiquant, dans ce sens, les conditions de l’emprunt obligataire solidaire national, annoncé par le gouvernement d’Elyes Fakhfakh, telle que la valeur nominale unitaire de 100 mille dinars. Sur un autre volet, l’expert a jugé indispensable de poursuivre les réformes relatives notamment au code des changes, à l’inclusion financière et à la loi de l’économie sociale et solidaire.
Il a également appelé à la nécessité de renforcer le partenariat public-privé afin de promouvoir l’investissement. Et ce, en révisant le cadre juridique qui encadre ce partenariat et en trouvant une solution au problème de l’autofinancement des investisseurs.
Selon lui, la plupart des sociétés de capital-risque et des fonds d’investissement souffrent d’un manque de ressources. Ce qui implique la révision du taux d’intérêt appliqué sur les prêts bancaires.
La Tunisie entre la chasse aux opportunités et la perte des acquis
A en croire Mohsen Hassen, le système mondial des chaînes de valeur a changé, de sorte que les investissements sont devenus plus orientés vers les pays européens qui, eux, ont réduit leurs investissements en Chine et dans les pays d’Asie du Sud-Est.
« Malheureusement, la Tunisie n’a pas encore présenté de politique claire afin de tirer profit de cette nouvelle démarche », a-t-il déploré. Tout en soulignant que le pays est en mesure de devenir un hub industriel à haute valeur ajoutée.
Évoquant la perturbation enregistrée depuis quelques mois dans la production et l’exportation des phosphates et du pétrole, l’expert a souligné qu’il s’agit là d’un crime contre la Tunisie.
Il a, critiqué, à cet égard, l’incapacité du gouvernement à préserver ce secteur qui demeure un acquis pour la Tunisie. La perturbation du secteur des phosphates ainsi que du pétrole a privé le pays d’importantes recettes en devises et entraîné la perte de ses marchés traditionnels.
Malgré ce constat, les gouvernements successifs n’ont pas réussi à trouver une solution à ce dossier.
L’année 2021 semble être une année difficile pour l’économie tunisienne, en termes de dépenses et d’emprunts. Les décideurs devront appréhender cette nouvelle année en s’appuyant sur cinq priorités tandis que le peuple la célébrera dans l’espoir d’une reprise économique plus rapide.
TAP