Les démonstrations de force en Méditerranée et la confrontation diplomatique entre la France et la Turquie révèlent l’état des relations franco-turques et leurs stratégies de puissance respectives en Méditerranée.
En sus des enjeux liés aux frontières maritimes (« gréco-turco-européennes ») et à l’exploitation de gisements de gaz naturels, les ressorts historiques, culturels et politiques de cette crise mettent en perspective l’intérêt géopolitique de la Méditerranée.
L’histoire méditerranéenne des puissances française et turque
La crise actuelle nous renvoie au temps de l’impérialisme et des stratégies d’établissement de zones d’influence.
Si du point de vue strictement géographique, la France est plus atlantique que méditerranéenne (avec un littoral sud qui la rattache à la fois à la rive nord de la Méditerranée et à sa façade occidentale), son histoire est intimement liée au monde méditerranéen, comme l’attestent le rôle prédominant des « Francs » dans les diverses croisades lancées sur les rives est et sud, le Traité d’Alliance entre François Ier et l’Empire Ottoman de Soliman le Magnifique, l’expédition de Bonaparte en Egypte, la réalisation du Canal de Suez et surtout l’instauration à partir du début du XIXe siècle de la puissance coloniale/mandataire sur les rives sud et est de la Méditerranée.
Le pourtour de la Méditerranée était inscrit dans le projet d’expansion de la France depuis la fin du XVIIIe siècle et l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte.
Républicaine ou impériale, la France déploya son ambition de puissance en Méditerranée occidentale (colonisation, protectorat) et en Méditerranée orientale (puissance économique et culturelle, mandat) sous différentes formes qui trouvent néanmoins leur unité dans la quête de l’influence/du rayonnement international.
Du côté de la Turquie, le discours nationaliste du président Erdogan se nourrit d’un passé impérial qui conjugue les souvenirs de gloire et de déclin. Formé au XVe siècle, l’Empire ottoman, sous l’impulsion de sa puissance maritime, s’est étendu, au début du XVIe siècle, autour de la Méditerranée orientale jusqu’aux rives de l’Afrique du Nord.
L’Empire ottoman est une puissance méditerranéenne dont l’emprise territoriale recouvre, à la fin du XVIe siècle, les deux tiers des côtes de la Méditerranée, de l’Albanie à Oran.
La Méditerranée n’est pas un « lac ottoman », mais presque (A. Bourde). Cet espace correspond à un vaste ensemble multiethnique et multiconfessionnel. Les Turcs ottomans y côtoient des Arabes, des Turcs, des Perses, des Berbères, des Kurdes, de diverses confessions (catholique, orthodoxe, sunnite, chiite, juive…).
L’expédition d’Égypte de Napoléon marque un premier tournant historique, qui contribua à la perception de l’Empire ottoman comme « l’homme malade » de l’Europe. Un déclin qui sera consacré après la Première guerre mondiale (l’Empire ottoman se trouve alors dans le camp des vaincus).
Le Traité de Sèvres de 1920 n’accorde aucun rivage méditerranéen à une Turquie. Elle est amputée et réduite à sa plus modeste expression géographique. Pour la Turquie d’Erdogan, renouer avec le statut de puissance internationale passe ainsi par le fait de renouer avec son statut de puissance méditerranéenne capable d’intervenir militairement de la Syrie à la Libye en passant par les eaux territoriales grecques.
Les stratégies française et turque se rejoignent en ce sens où elles confirment le renouveau de l’intérêt géopolitique de la Méditerranée.
L’intérêt géopolitique de la Méditerranée
Certes, depuis les grandes conquêtes du « Nouveau Monde » aux XVIe et XVIIe siècles, la Méditerranée n’est plus le pivot des relations internationales. Elle n’est ni au coeur de l’échiquier du « grand jeu » qui oppose désormais les États-Unis et la Chine, ni le centre de gravité du mouvement de mondialisation économique dont le curseur de la puissance se situe dans un espace transpacifique et asiatique.
Pourtant, la Méditerranée n’est pas sortie de l’Histoire. Elle est dotée d’une géographie qui ne la disqualifie pas dans notre monde globalisé. Malgré son caractère quasi fermé, la mer Méditerranée est un point de jonction entre trois continents accessibles depuis l’ensemble du globe (à travers le détroit de Gibraltar et le canal de Suez). Elle représente une voie d’accès aux principales réserves mondiales d’hydrocarbures dans la région du Moyen-Orient et du Golfe.
Une donnée stratégique qui prend un relief nouveau depuis les découvertes de réserves de gaz naturel et de pétrole en Méditerranée orientale (au large des côtes chypriotes, grecques, israéliennes, palestiniennes, libanaises, syriennes).
Le développement d’une nouvelle région d’exploitation offshore d’hydrocarbures est susceptible de modifier la carte énergétique mondiale.
La Méditerranée représente aussi et surtout une caisse de résonance d’un « état du monde » tout en contraste : la région voit sa face orientale s’affirmer comme nouveau pôle énergétique mondial, alors que la Méditerranée s’impose dans le même temps comme l’ un des « hot-spots » du changement climatique ; les soulèvements populaires qui ont traversé ses rives sud et Est en 2011 ont accouché d’une expérience unique de démocratisation d’un régime arabe (Tunisie), mais aussi sur des guerres civiles (Libye, Syrie et Yémen) qui affectent la paix et sécurité régionale et internationale. Ces conflits continuent de nourrir un phénomène migratoire transnational historique ; l’irruption de forces djihadistes et d’organisations criminelles traduisent la montée d’idéologies qui se nourrissent des déstabilisations et déstructurations provoquées notamment par des interventions militaires occidentales (Afghanistan, Irak, Libye)…