Choisir ce thème, de la part d’un étranger à la Franc-maçonnerie est un pari difficile à tenir.
J’ai perçu, comme beaucoup de mes compatriotes sous le protectorat, la franc-maçonnerie comme une énigme. Entretenue par des propos allusifs relatifs à l’appartenance de quelques Tunisiens dans cette mouvance. Suscitant, d’ailleurs, une désapprobation publique.
Les Francs-maçons tunisiens constituaient, il est vrai, des exceptions, sinon des cas d’espèces. La culture du « secret » de la Franc-maçonnerie ne contribuait guère à dissiper les malentendus.
Certes, la genèse de la franc-maçonnerie, dans la Régence de Tunis, remonte à l’ère pré-coloniale. Mais le mouvement resta fort modeste avant l’établissement du protectorat (1881). On assista, depuis lors, à un développement lent et progressif d’une franc-maçonnerie locale. Elle rassemblait essentiellement des fonctionnaires et des colons français.
La situation a bien évolué vers 1930, date repère, qui marque l’apogée du système colonial. Et comme contrecoup explicable, le phénomène de rejet national qu’il a suscité. Les loges s’étaient multipliées. Implantant la pensée maçonnique, dans des « réseaux coloniaux ». Ils ont pu bénéficier d’un certain soutien auprès des autorités du Protectorat. Et dont la population cible était essentiellement formée par des Français.
Les origines des Francs-maçons de Tunisie
Cependant, des documents disparates permettent de connaître approximativement les origines des Francs-maçons de Tunisie. Coexistant, lors de sa création en 1885, avec deux loges italiennes et une loge anglaise, la loge La Nouvelle Carthage, sous obédience du Grand Orient de France, était formée évidemment de franc-maçons français.
Dichotomie entre le discours et les actes, le franc-maçon Nunez, qui dénonce, en 1907, les agissements de la loge La Nouvelle Carthage. Car elle « ne refuse pas officiellement les demandes des profanes non français; mais en pratique (leur ferme la porte) ».
Situation similaire pour la loge française « La Volonté », sous l’obédience de la Grande Loge de France. Elle défend, en application de son statut intérieur, « l’entrée à ceux qui ne sont pas Français ». Ce qui explique l’implication de leurs dirigeants dans la défense des privilèges de la colonie française.
Cumulant les statuts de vénérable de la loge La Nouvelle Carthage, celui de chef d’entreprise et de Représentant de la communauté française à La Conférence Consultative de la Tunisie, Duclos affirme, en 1911, le souci « d’attirer des israélites et des indigènes fort intelligents, animés d’un esprit élevé et tolérant ». Mais cette volonté d’ouverture – dans le cadre d’un paternalisme colonial – est mise en échec, au sein des francs-maçons. Et ce, par « l’ostracisme des préjugés de race », que Duclos dénonce. Cette situation devait changer progressivement.
« La loge La Nouvelle Carthage, sous obédience du Grand Orient de France, était formée évidemment de franc-maçons français »
Un état de l’atelier de Volonté et Véritas réunis permet d’étudier le développement de la loge depuis lors. 76 de Francs-maçons étaient affiliés en 1945. On compte parmi eux, d’après l’examen des noms patronymiques, puisque les nationalités n’étaient pas indiquées, une majorité de juifs. Pour la plupart des Livournais et une poignée de Français de souche et trois musulmans.
L’étude des procès-verbaux de cette loge atteste qu’elle dénonce les mesures prises par la loi Dommange (19 juillet 1934). S’inquiétant des dispositions concernant le statut des naturalisés, qui tendent à créer « une catégorie particulière de Français de seconde zone ».
La demande de naturalisation émanait, d’ailleurs, essentiellement des élites juives de Tunisie, voulant participer au régime de faveur des Français de Tunisie et finaliser leur promotion au sein de la société coloniale. Or, la campagne nationaliste tunisienne contre les naturalisations a atteint son apogée en 1933-1934. Elle a, bel et bien surdimensionné les effets de la campagne de naturalisation des Tunisiens, qui était l’objet d’un rejet catégorique des musulmans.
Les naturalisations étaient, de fait, bloquées par les Prépondérants qui ne voulaient pas admettre cette extension des privilèges. Nous constatons donc que dans la loge Veritas, sinon chez l’ensemble des maçons, de Tunisiens agissaient à contre courant du mouvement national et des Prépondérants du régime colonial.
Nous remarquons ainsi que la participation tunisienne semble très réduite. Quelques noms figurent sur les listes et les divers documents du Grand Orient de France et de la Grande Loge. Parmi eux, on trouve des membres du makhzen tunisien, qui pouvait s’assurer le monopole des charges caïdales.
Habib Bouguiba et les dirigeants du Destour n’ont jamais appartenu à la franc-maçonnerie
-L’administrateur Mohamed Salah Mzali, qui apparaît sur les listes maçonniques dès 1931, au sein de la loge l’Etoile de Carthage. Il devait avoir une promotion rapide au sein de la franc-maçonnerie et du corps caïdal. Il fut déchu de sa charge de caïd de Bizerte, sous le régime de Vichy, pour appartenance à la Franc-maçonnerie.
-Son cousin Mohamed Aziz Sakka, Khalifa à Sfax, fils de caïd et appartenant à une grande famille makhzen de Monastir. Il intégra la loge de Thina, dépendant du Grand Orient de France, alors qu’il exerçait dans ce caïdat.
-Autre membre des familles caïdales makhzen, Salah Eddine Baccouche faisait partie de la loge Veritas. Devenus Premiers ministres, lors de l’épreuve de la lutte nationale, Salah Eddine Baccouche et Mohamed Mzali devaient prendre leurs distances par rapport au Néo-Destour. Il s’agissait plutôt d’un choix de situation et d’une méfiance du mouvement populaire. Quelques petits fonctionnaires les rejoignirent.
Mais fait évident, attesté par le dépouillement des archives de la Franc-maçonnerie à Paris, le Grand Orient de France et la Grande Loge, le leader Habib Bourguiba et les dirigeants du vieux Destour et du Néo-Destour n’ont jamais fait partie de la Franc-maçonnerie. Que ceux qui l’ont prétendu récemment, sans preuve, corrigent leurs copies! L’histoire ne permet pas de dire n’importe quoi.