« Ce sont les idées et non pas les intérêts constitués qui, tôt ou tard, sont dangereuses pour le bien comme pour le mal.» J. M. Keynes
A l’occasion de son discours d’investiture, le Chef du gouvernement a présenté un programme succinct dont le premier objectif est d’arrêter l’hémorragie des finances publiques. Pourtant, le contexte économique et social est contraint par la pandémie Covid-19, avec son cortège de confinements, de protocoles de prévention et de vagues de contamination plus redoutables les unes que les autres. Les conséquences de ce fléau sanitaire se sont traduites en 2020, entre autres, par une chute brutale de l’activité économique qui repartirait, certes avec un rythme plus ou moins élevé, suivant la pertinence des mesures contra-cycliques qui seraient mises en œuvre.
A cet égard, les actions de soutien et de relance de l’économie requièrent une sollicitation exceptionnelle de la politique budgétaire, et une coordination impérative avec la politique monétaire. C’est dire que le déficit budgétaire devra filer, au moins en 2020 et 2021, voire même en 2022, malgré la rationalisation nécessaire des dépenses publiques (masse salariale et transferts) et l’élargissement de l’assiette fiscale.
En faisant cette annonce décalée, mesurait-on réellement la gravité de la situation socio-économique présente et à venir ? Anticipait-on l’explosion du chômage qui s’en suivrait, quand notre taux d’emploi des 15 à 64 ans ne dépasse guère les 43%, alors que celui des économies avancées varie entre 70 et 80% ? Appréciait-on les défis que le pays devrait relever pour ramener, à moyen terme, l’économie sur une trajectoire proche de celle qui prévalait avant 2011? Se rendait-on compte du changement radical dans les orientations de politique économique hors de nos frontières, pour soutenir et relancer l’économie ? Il est permis d’en douter.
Des ruptures radicales avec l’orthodoxie économique
De ce dernier point de vue, il est peut-être utile de rappeler qu’à la différence des grandes crises de 1929 et de 2008, la crise de la Covid-19 n’est pas d’origine bancaire et financière, affectant ensuite l’économie réelle. Elle s’en distingue dans le sens où il s’agit en première instance d’un « choc exogène » qui frappe l’économie réelle.
Toutefois, cette crise pourrait dégénérer en crise bancaire et financière, à travers les difficultés qu’éprouveraient les entreprises et les ménages à faire face à leurs échéances de prêts. Dans ce cas, les banques seraient fragilisées. Ce qui les contraindrait à rationner le crédit aux conséquences dramatiques en retour sur l’activité.
Aussi, les plans de sauvetage des économies avancées se sont-ils multipliés. Les montants en jeu peuvent donner le tournis. Ils vont de 10 à 30% du PIB pour nombre de pays. De son côté, la Banque centrale européenne a annoncé que son programme d’achat de dettes publiques est porté à 1350 milliards d’euros. Il continuerait jusqu’au deuxième trimestre de 2021, contre un maximum de 750 milliards initialement prévu au premier trimestre de 2020.
A part les dépenses de sauvetage, des plans de relance massifs, sans précédent, sont mis en place par les principales puissances économiques (2000 milliards de dollars pour les Etats-Unis, 800 milliards d’euros pour l’Allemagne, 1000 milliards d’euros pour l’UE, 1000 milliards d’euros pour le Japon, 500 milliards d’euros pour la Chine).
« Cette crise pourrait dégénérer en crise bancaire et financière, à travers les difficultés qu’éprouveraient les entreprises et les ménages à faire face à leurs échéances de prêts »
La plupart des pays émergents et en développement ne sont pas en reste, évidemment en fonction des marges de manœuvre qu’autorisent leurs économies (le plan de relance annoncé au mois d’août par le Maroc se chiffre à près de 11% du PIB).
Mais ce qui est remarquable, ce sont les nouvelles orientations de la politique économique (déjà perceptibles à l’occasion de la crise de 2008) qui constituent autant de ruptures avec les dogmes jusque-là en vigueur, et traçant les contours d’un nouveau monde auquel la prise de conscience des perturbations climatiques et écologiques n’y est pas étrangère.
Plus précisément, la crise pandémique a révélé de grands choix macroéconomiques, initiés, qui plus est, par les puissances occidentales, hier adeptes des thèses néolibérales : abandon de l’orthodoxie budgétaire et monétaire, relance de l’économie par les dépenses publiques, activation de la planche à billets pour injecter de la liquidité, recours massif à l’endettement public, redéfinition du rôle des Banques centrales dont certaines sont désormais autorisées à financer directement les Etats et les entreprises (au Royaume-Uni, le Trésor et la Banque d’Angleterre ont annoncé la réactivation temporaire d’un dispositif permettant à la Banque centrale de financer directement les dépenses publiques, sans passer par l’étape intermédiaire d’émission d’obligations), réappropriation des appareils productifs dans les secteurs jugés stratégiques et encouragements à la relocalisation, etc.
Un choc d’offre négatif dominant
S’agissant de notre pays, il y a lieu de rappeler que les mesures mises en œuvre pour ralentir la propagation rapide de la Covid-19 ont eu un impact massif sur notre économie, à un moment de grande faiblesse économique et politique. La sévérité de la récession qui en est résulté porte en elle un choc négatif inédit par sa nature, à la fois au niveau de l’offre et de la demande, malgré son effet différencié sur les secteurs et les agents économiques.
Un choc d’offre négatif réduit la capacité de l’économie à produire des biens et des services, à prix donnés, alors qu’un choc de demande négatif contraint la propension des consommateurs à acheter des biens et des services par peur de la contagion ou par restriction de l’offre ou encore par la baisse de leur revenu.
En outre, le fait que tous les secteurs ne soient pas affectés de la même manière, un choc d’offre pourrait se transformer en choc de demande, où l’offre d’une branche est un débouché pour d’autres branches, y compris la demande extérieure.
En principe, le choc d’offre négatif dans un secteur est susceptible de provoquer une augmentation des prix (problème de rentabilité qui pousse les entreprises à restaurer leurs profits). A l’inverse, un choc de demande négatif pourrait entraîner une désinflation.
Dans le contexte actuel où le PIB réel chuterait de plus de 8% en 2020, avec une inflation qui demeure vigoureuse autour de 6%, le choc d’offre négatif est dominant. Aussi, la politique économique doit elle parer prioritairement aux contrecoups de bilan des entreprises, dont la trace est un endettement accru avec le risque de solvabilité ; et du compte d’exploitation à travers le risque de liquidité.
Des mesures de soutien insuffisantes
Outre l’appui au secteur de la santé, l’une des premières préoccupations à court terme est de conserver l’appareil productif, par l’atténuation du choc d’offre, à l’image de ce qui est entrepris hors de nos frontières.
Les politiques mises en œuvre jusqu’à présent visent à sauvegarder, autant que possible, l’emploi et à limiter la dégradation de la trésorerie des entreprises les plus affectées par la crise sanitaire.
L’autre préoccupation est de contenir le choc de demande à travers la préservation des revenus (aides aux familles vulnérables, maintien des salaires, report du remboursement du service de la dette pour les ménages).
Les moyens déployés jusque-là sont en deçà des besoins exprimés et imparfaitement traduits sur le terrain où, par exemple, plusieurs TPE et PME passent entre les mailles du filet du mécanisme de prêts garantis par l’Etat ou PGE (taux d’intérêt qui reste rédhibitoire, délais de déblocage des crédits, niveau d’endettement des entreprises souvent élevé).
Ces mesures auraient coûté 2.5 milliards de dinars dont 1.4 milliard est financé par des dons extérieurs et la solidarité nationale. Ce soutien d’urgence, y compris l’appui au secteur de la santé, représenterait environ 2.2% du PIB. Ce qui est relativement modeste en comparaison d’autres pays au même niveau de développement et d’atteinte pandémique (le Maroc a affecté 3.5% de son PIB pour faire face à la pandémie) au vu des dégâts qu’occasionnerait la 2ème vague de contamination.
Cette dernière pourrait aggraver le nombre de faillites et de défauts sur les crédits que les projets de LFC 2020 et de LF 2021 ne semblent pas les avoir pleinement anticipés.
Plus la crise sera longue, plus les entreprises et les ménages seront en difficulté. Plus la dette publique devra augmenter. Dans ce cas, l’Etat peut-il encore solliciter les banques pour financer une partie de son déficit budgétaire, alors que l’épargne de précaution risque d’augmenter et quand l’emprunt extérieur est déjà prohibitif ?
A cet égard, il y a lieu de remarquer que certains pays avancés, au fait des recherches en cours sur le vaccin contre la Covid-19, estiment que les mesures strictes de prévention contre ce virus (y compris le confinement ciblé) pourraient rester en vigueur jusqu’en été 2021. Et si cette pandémie durait plus longtemps ? Un gouvernement averti devrait agir, me semble-t-il, comme si la pandémie persisterait jusqu’au terme de 2021 (ce qui n’est pas exclu), et s’y préparerait en conséquence. Car ce qui est pire que la crise, c’est l’aggravation de l’incertitude. Or, le projet de budget de 2021 ne s’inscrit pas dans cette perspective.
Un projet de LFC 2020 particulièrement laxiste
Le projet de budget complémentaire de 2020 accuse un déficit de 13.4% sur la base d’un PIB réel qui baisserait de 8% et une croissance du prix du PIB estimée à 6%. L’acuité de la 2ème vague de contamination dans notre pays et dans l’UE (notamment en France) fait craindre une plus forte baisse du PIB réel et des ressources fiscales, ce qui serait susceptible de creuser davantage le déficit budgétaire.
Sur la base du déficit prévu, l’impasse financière du budget de 2020 est de de 21.5 milliards de dinars (déficit budgétaire net des dons et du revenu des privatisations et des confiscations + amortissement des dettes intérieure et extérieure), soit 19.5% du PIB. Son financement repose pour les 2/3 sur un recours au marché financier intérieur (14 milliards environ), ce qui est manifestement excessif.
Il faut souligner que ce projet de LFC 2020 est particulièrement laxiste. En effet, il n’est pas économiquement recevable que la masse salariale des fonctionnaires augmente de 2.5 milliards de dinars en 2020, alors que les recettes de l’Etat sont laminées et que la richesse nationale chute de plus de 8%.
Il faut rappeler que la sentence économique par excellence est « qu’il n’y a pas de repas gratuit », qui renvoie à la rareté des ressources. On ne peut obtenir une quantité plus importante d’un bien ou d’un service donné, sans accepter d’en avoir moins d’un autre.
Cette augmentation de la masse salariale vient en réalité en déduction des ressources allouées au soutien de l’économie, ou en contrepartie de l’accroissement de la dette publique. En outre et en situation de crise, il n’y a pas d’accords qui ne puissent être reportés, même lorsqu’il s’agit d’accords internationaux (les clauses de sauvegarde de l’OMC).
« Il n’est pas économiquement recevable que la masse salariale des fonctionnaires augmente de 2.5 milliards de dinars en 2020 »
S’il est trop tard de revenir sur cette dépense, par contre, les 13 milliards alloués aux interventions de l’Etat devraient être revus à la baisse (report de l’essentiel des 4 milliards affectés aux entreprises publiques). Il en serait de même de l’investissement public au sens large (6.8 milliards).
Cela permettrait de reconsidérer le niveau des dépenses budgétaires en l’amputant de quelque 3 milliards (pratiquement le montant de l’augmentation de la masse des salaires), soit 40.7 milliards au lieu des 43.7 milliards proposés.
Sur cette base, le déficit budgétaire atteindrait 12 milliards, soit près de 10.5% du PIB. L’impasse financière serait d’environ 18,5 milliards. Dans ce cas, le recours au crédit intérieur s’élèverait à près de 11 milliards de dinars, soit 60% de l’impasse financière.