Depuis l’assassinat d’un professeur qui a montré les caricatures du prophète Mahomet durant son cours, la France est sous tension, y compris dans ses relations avec le monde arabo-musulman. Les propos tenus par les autorités françaises sur le droit à la caricature et au blasphème ont alimenté les rancœurs. Les appels à manifester et à boycotter les produits français ont été lancés dans plusieurs pays arabes et/ou musulmans.
Pour tenter de lever les « malentendus » et faire baisser la pression, le président Emmanuel Macron s’est exprimé sur Al-Jazira. Il a pris à partie des médias anglo-saxons ayant souligné le problème de l’islamophobie. Face au spectre du « choc des civilisations » qui rejaillit ainsi, des initiatives sont au contraire de nature à jeter un pont entre ces civilisations occidentalo-islamiques.
Le spectre du choc
Dans l’histoire récente, la tension aiguë remonte aux attentats du 11 septembre 2001 à New-York. Depuis, la figure de l’Arabo-musulman incarne l’ennemi symbolique de l’Occident, perception étayée par la thèse du « choc des civilisations » (thèse du politiste américain Samuel Huntington). Thèse selon laquelle l’ordre du monde tient à un conflit de systèmes de valeurs dans lequel la civilisation islamique (avec ses « sous-civilisations »: arabe, turque, perse, malaisienne) menace l’Occident.
Des courants idéologiques se focalisent sur ces fractures pour mieux les entretenir et les approfondir. C’est ainsi que néo-conservateurs occidentaux et islamistes salafo-djihadistes tentent de réduire la Méditerranée à un théâtre du « choc des civilisations ».
Les mouvements identitaristes prônent le cloisonnement des cultures, des religions et des civilisations pour mieux raviver les tensions séculaires. Ces crispations identitaires expriment des fractures préexistantes, la résurgence d’épisodes de la mémoire historique pour justifier les visions essentialiste et séparatiste des peuples de la Méditerranée, et tenter de masquer des enjeux géopolitiques plus traditionnels : conquête de territoires, de richesses, du pouvoir.
La facilité rhétorique consiste à cristalliser l’analyse géopolitique de la Méditerranée sur l’opposition fantasmée entre Islam et Occident, Juifs et Arabes, sunnites et chiites, entre croisade et djihad, etc.
« Néo-conservateurs occidentaux et islamistes salafo-djihadistes tentent de réduire la Méditerranée à un théâtre du choc des civilisations »
Cette vision simpliste l’emporte aujourd’hui. Pourtant on ne saurait analyser les tensions et conflits à travers la seule grille de lecture religieuse ou confessionnelle. En réalité, celle-ci est invoquée par les puissances pour masquer les stratégies de puissance et logiques d’intérêts. C’est pourquoi l’allié d’hier peut devenir l’ennemi d’aujourd’hui. Ainsi, à l’époque de la guerre contre les forces soviétiques en Afghanistan (1979-1989), le président américain Ronald Reagan avait érigé les moudjahidines djihadistes en « combattants/alliés de la liberté »…
La montée de l’intégrisme islamique a coïncidé avec la quête d’un nouvel ennemi stratégique et symbolique en Occident. Partant, la critique de l’islam(isme) s’est substituée subrepticement à la critique du communisme. L’islam est devenu aux Etats-Unis comme en Europe un problème de politique étrangère, mais aussi une question de politique intérieure. La présence musulmane étant perçue à la fois comme une menace sécuritaire et identitaire.
Le soulèvement de peuples arabes en 2011 a donné lieu à « la résurrection du vieil orientalisme » pétri de l’obsession islamiste (Ould Mohamedou). Preuve de la persistance des vieux réflexes, des notions superficielles (« hiver islamiste ») ou fantasmagoriques (« islamofascisme »). Ils ont (re)surgi pour mieux réduire les Arabes à un bloc monolithique écrasé par le poids de la religion musulmane… Il serait intellectuellement malhonnête de résumer le « réveil arabe » aux outrances salafistes et à la montée des partis liés à la confrérie des Frères musulmans.
Eriger des ponts inter-civilisationnels
La création de l’Union pour la Méditerranée (UPM) en 2008 fut l’occasion pour le président Nicolas Sarkozy d’affirmer sa volonté de « rouvrir d’une autre manière que par le passé le dialogue entre l’Europe et la Méditerranée ». Et cela, à travers notamment des projets culturels et des échanges universitaires. La nécessité de repenser la coopération entre le Nord et le Sud du bassin méditerranéen suppose une refonte de l’UPM. Et cela en faveur d’un projet intégrateur fondé notamment sur une dimension politique assumée.
Au départ, l’organisation devait dépasser les partenariats euro-méditerranéens jusque-là expérimentés, en insufflant une impulsion nouvelle au « processus de Barcelone ». Il s’agissait de renforcer les liens entre les pays riverains de la Méditerranée. Et de faire de cette aire géographique et culturelle un espace de coopération et de solidarité. La démarche se voulait « pragmatique », se concentrant sur six projets à vocation purement technique. En dépit de cette démarche prudentielle, le bilan demeure famélique. Les peuples de la Méditerranée peuvent en témoigner…
Si l’UPM existe encore officiellement, elle est loin d’incarner le projet originel. D’autres initiatives font florès malgré tout lors de pics de tensions comme celui actuellement vécu. Ainsi, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue le 15 novembre dernier, dans le cadre d’une visite d’État de Kaïs Saïed au Qatar, les représentants des deux pays ont exprimé leur volonté de lancer une conférence « occidentalo-islamique » afin de promouvoir un dialogue avec l’Occident et éviter les amalgames entre l’Islam et le terrorisme. L’initiative est symbolique ne serait-ce au regard de ses auteurs qui incarnent deux formes de modernités dans le monde arabe. Reste à la réaliser pour dessiner des perspectives pacifiques.