Tout au long des dix dernières années, la Tunisie a vécu une crise à tous les niveaux, politique, social et économique. Une crise qui s’est aggravée en 2020 par la pandémie Covid-19. Pour voir le bout du tunnel, il faut mettre en oeuvre les réformes structurelles. Dans ce sens, Aram Belhadj, Docteur en sciences économiques, Enseignant-chercheur à l’Université de Carthage et expert-consultant, nous livre son analyse. Interview.
L’Economiste Maghrébin : Le Chef du gouvernement a annoncé dans son discours d’investiture les axes prioritaires. Le Budget de l’Etat 2021 traduit-il ces axes ?
Aram Belhadj : Je tiens à rappeler que les axes prioritaires annoncés par le gouvernement Mechichi se résument comme suit : l’arrêt de l’hémorragie des dépenses publiques, la rationalisation des dépenses, le rétablissement de la confiance et le soutien de l’investissement, la réforme du secteur public ainsi que la protection des classes défavorisées.
Contrairement à ce qui a été annoncé, le projet de Loi de Finances 2021 ne va pas se traduire par un arrêt de l’hémorragie des dépenses publiques. Il est vrai que le déficit va diminuer pour s’établir à 8% en 2021 contre 13,8% prévus à fin 2020, mais rien ne pousse à croire que les dépenses seront rationalisées et les recettes optimisées.
On ne peut pas dire que le gouvernement va réussir à stopper cette hémorragie surtout avec un endettement extérieur qui va passer de 7282 millions de dinars en 2020 à 16608 millions de dinars en 2021 et des dépenses de fonctionnement qui vont être maintenues à des niveaux très élevés, resserrant davantage les marges de manœuvre du gouvernement.
« Le projet de Loi de Finances 2021 ne va pas se traduire par un arrêt de l’hémorragie des dépenses publiques »
Faut-il rappeler ici que la masse salariale va passer de 19247 millions de dinars en 2020 à 20118 millions de dinars en 2021, soit l’équivalent de 18% du PIB ! En plus clair, il sera donc bien difficile d’améliorer l’équilibre financier du budget de l’Etat.
Pour la réforme du secteur public, malheureusement, dans le PLF 2021, on n’a pas prévu de plan de réformes, notamment celle des entreprises publiques. Il est pourtant prévu par exemple que des montants soient injectés dans certains offices et entreprises publiques.
Un point positif par contre dans cette LF 2021 : c’est la possibilité de rétablissement de la confiance en choisissant la voie de la transparence. En effet, ce gouvernement a eu le mérite de fournir tous les chiffres et de mettre sur la table les principaux enjeux.
En outre, les hypothèses inscrites dans cette LF (croissance à 4%, taux de change $/ DT situé à 2.7 et prix du baril fixé à 45$) me paraissent logiques, ce qui est important !
En gros, on ne peut pas dire qu’effectivement le PLF 2021 reflète exactement les priorités qui ont été définies. Il y a certains avancées c’est vrai, mais pratiquement plusieurs points restent flous.
Le Budget de l’Etat 2021 est-il un budget de relance ou d’austérité ?
Franchement, ce budget n’est ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas un budget de relance, surtout avec une augmentation de seulement 1,8% (par rapport à la Loi de Finances rectificative de 2020) et le budget alloué à l’investissement a à peine augmenté, soit 7148 millions de dinars en 2021 contre 6830 millions de dinars en 2020.
De même, ce n’est pas non plus un budget d’austérité. Car il n’y a pas eu des coupes budgétaires qui sont importantes, ni une pression fiscale supplémentaire alarmante. C’est peut-être l’absence d’une vision qui fait que le budget ne soit ni l’un, ni l’autre. Autant de défis et de problèmes cumulés, avec des gouvernements successifs en un laps de temps réduit, font que l’on se retrouve dans cette situation indésirable.
Que pensez-vous du refus de la BCT de financer le Budget de l’Etat ? Y a-t-il des alternatives adéquates pour le financement du Budget ?
En fait, la BCT opère dans le cadre de la loi 35-2016, donc pour elle, l’objectif prioritaire est la stabilité des prix (ou encore l’inflation). A ses yeux, solliciter l’institut d’émission pour injecter beaucoup d’argent durant les deux derniers mois de 2020, est un facteur de déstabilisation de sa mission, puisque, à contre-courant des objectifs inscrits.
De son côté, le gouvernement avance des arguments relativement plausibles ; puisqu’il ne peut plus solliciter le marché financier international, ne peut pas non plus augmenter les impôts (étant donné que la pression fiscale est très élevée), ni vendre des biens publics, la seule solution qui lui reste est l’intervention de la BCT à travers l’injection des liquidités nécessaires.
Face à cette situation, la BCT a affirmé qu’elle a joué convenablement son rôle pour venir en aide au gouvernement vu qu’elle a déjà acheté des Bons du Trésor à hauteur de 3500 milliards de dinars ainsi qu’à travers la facilitation des emprunts en devises auprès des banques locales.
Par conséquent, la BCT estime que la balle est dans le camp du gouvernement qui doit jouer son rôle en révisant sa copie de loi de finances rectificative. Et ce, afin d’éviter à la BCT de devoir combler l’énorme gouffre des financements à procurer.
En quoi consiste la solution d’après vous ?
Maintenant, je pense que le gouvernement devra effectivement revoir certaines dépenses. D’ailleurs, le chef du gouvernement, lors de son dernier point de presse, a affirmé qu’il va baisser le déficit de deux points, soit 12% environ. Je pense aussi que la BCT va continuer à acheter les bons du Trésor auprès des banques pour financer le budget et pour couper court à cette cacophonie inutile.
Mais en même temps, le gouvernement doit en finir avec les problèmes sociaux, notamment ceux du bassin minier et des sites pétroliers. Il doit respecter ses engagements en trouvant des solutions viables sur le moyen terme. Là, et tout de suite, il doit faire en sorte que la production reprenne pour sauver l’état des finances publiques, déjà très critique. Il doit, également, régulariser certaines situations et trouver des arrangements dans le cadre des impayés fiscaux et douaniers, lui permettant de recouvrer ces impayés au plus vite.
Enfin, le gouvernement doit aussi négocier avec l’UGTT pour le report des dernières augmentations salariales dont les répercussions sur le budget sont importantes, soit 300 millions de dinars, au moins.
Mais, il ne faut pas se tromper d’objectif. Nous savons que la solution idoine à tous les maux des finances publiques consiste dans les réformes structurelles. Il faut donc trouver une solution radicale pour sauver les entreprises publiques. Et ce n’est pas nécessairement la privatisation. Il faut lutter contre l’économie informelle et l’évasion fiscale et Il faut aussi résoudre les problèmes de la compensation. Il y a donc autant de réformes qui devront être entreprises pour que les finances publiques s’améliorent et que le déficit revienne à des niveaux acceptables (plus ou moins 3%).
Etes-vous pour ou contre l’indépendance de la BCT ? Et pourquoi ?
Je pense que personne n’est contre l’indépendance de la BCT. Mais, en même temps, il faut se poser la question : de quel type d’indépendance parle-t-on ? Si on parle d’une indépendance qui consiste en la prise de décision qui n’est pas en harmonie avec la politique générale du gouvernement, ce n’est pas acceptable.
Mais si on parle d’une indépendance qui consiste en la protection de la BCT de l’influence politique, personne ne va la refuser. Dans toutes les démocraties, les banques centrales sont indépendantes dans le sens où elles opèrent avec autonomie et il n’y a pas d’interférence politique à ce sujet.
Pour le cas de la Tunisie, je pense que l’indépendance de la BCT doit être en concordance avec la réalité socioéconomique du pays. Plus clairement, je suis en faveur d’une indépendance beaucoup plus opérationnelle.
Par ailleurs, à mon sens, la BCT devrait s’occuper de la stabilité des prix et la stabilité financière, mais également des questions de croissance et de l’emploi, notamment en période de crise économique et sanitaire. A cet effet, je suggèrerais que l’article 7 soit amendé en introduisant un paragraphe traitant du rôle de la BCT lors des crises et en incluant des objectifs directement liés au sauvetage et à la relance de l’économie.
Dix ans après la révolution, quel modèle de développement économique devrait-on adopter en Tunisie ?
Faut-il rappeler de prime abord que le modèle de développement constitue le chemin à suivre pour arriver à un objectif de développement ou encore les étapes à franchir pour atteindre les objectifs de développement et du bien-être de la population. Pour franchir ces étapes, il est nécessaire de mettre en place des politiques publiques spécifiques.
Par ailleurs, avant même la mise en place de ces politiques publiques, Je pense qu’il faut se doter d’une vision globale moyennant des réponses à un certain nombre de questions : Où va-t-on ? Quels sont nos objectifs stratégiques ? Quels moyens à mettre en oeuvre ? Quelle vision de l’Etat (régulateur, stratège et facilitateur ou actionnaire, commerçant et assistant social) ?
Il faut aussi se doter d’une vision socioéconomique en répondant également à un certain nombre de questions : quels sont les secteurs à développer ? Comment garantir l’égalité entre les différentes couches de la population ?…
Si on arrive à trouver des réponses adéquates à ces questions, on pourra tricoter des politiques publiques permettant d’atteindre nos objectifs de développement économique et du progrès social. Ces politiques publiques devront être engagées sur plusieurs fronts et touchant plusieurs axes, si on souhaite aller jusqu’au bout du long chemin de la transition vers le nouveau modèle de développement tant souhaité.
Ces axes sont : le capital humain, l’innovation et la recherche & développement, la digitalisation, la logistique et le climat d’investissement. S’ajoute à cela l’intégration et le repositionnement dans les chaînes de valeur mondiales et régionales, surtout que Tunisie a une position géographique favorable qui lui permet d’être un pont entre l’Europe et l’Afrique.
En période de crise sanitaire, quelles mesures de relance des entreprises tunisiennes faudrait-il entreprendre ?
Je pense qu’il faut parler tout d’abord du sauvetage ou de redressement économique et non pas de relance, parce que même avant la Covid-19 la situation était difficile avant de s’aggraver pour être catastrophique.
La spécificité de ce plan de sauvetage ou de redressement est qu’il doit s’inscrire dans une logique de rupture. Il doit ouvrir les voies à un plan de relance à partir d’un ciblage des secteurs capables d’amortir l’ampleur de la crise. Des secteurs qui doivent être créateurs de richesses et générateurs de plusieurs postes d’emploi.
On sait que la Covid-19 a pratiquement affecté tous les secteurs, à l’exception de l’agriculture qui a réussi à maintenir un taux de croissance positif. D’où, l’Etat doit intervenir à travers des mesures pour sauver les secteurs sinistrés. L’Etat doit aussi appuyer les secteurs résistants et ceux qui se sont avérés émergents ou prometteurs avec la Covid-19.
Parmi les mesures de sauvetage à entreprendre, on peut citer le report des cotisations patronales, le dégrèvement physique, l’encouragement du commerce en ligne, la restructuration des dettes fiscales des entreprises, la bonification des taux de crédit, la mise en place de mécanismes d’accompagnement, le soutien des entreprises de BTP fournissant des services à l’étranger (notamment en Afrique)…
Quant aux mesures de renforcement des secteurs porteurs, on peut avancer la subvention des intrants agricoles, l’offre des financements adéquats, l’activation des fonds d’indemnisation des dommages au profit des agriculteurs, le développement des marchés de proximité, les programmes de mise à niveau…
Autre chose très importante : il faut dès à présent se doter d’une veille stratégique permettant d’identifier les opportunités qui se présentent à la Tunisie et de se préparer aux mutations causées par la pandémie, non seulement sur le plan sanitaire et économique, mais également sur le plan géostratégique.