Le gouvernement tunisien est dans une impasse sans précédent. En effet, pour la deuxième fois, en l’espace de quelques semaines, il présente à l’ARP une loi de finances complémentaire. Laquelle nécessite des ressources supplémentaires d’un montant important. Et la Banque centrale de Tunisie (BCT) refuse le financement par injection de liquidités centrales. Pourquoi en est-on arrivé là?
En effet, la situation catastrophique des finances publiques n’est pas née d’aujourd’hui. Elle est le résultat d’une accumulation des résultats de mauvaises politiques. Mais aussi d’une mauvaise gestion des affaires publiques. Et parfois même de choix délibérés visant la satisfaction d’intérêts politiques personnels ou partisans.
Depuis 2011, les dépenses publiques ont augmenté à un rythme élevé. Sans rapport avec la croissance de l’économie et donc des moyens de la Tunisie. Ainsi, les dépenses publiques ont augmenté à un rythme moyen de 10% par an, avec des pointes à +17,2% (2017) et +20% (2020). Alors que le taux de croissance moyen de l’économie ne dépassait pas 1% en moyenne; sans compter 2020 (taux de croissance attendu: -10%).
Qui ne le savait pas?
Alors, la conséquence directe de cette augmentation démesurée des dépenses publiques fut l’augmentation à un rythme intenable de la dette publique. La dette publique doublait en trois ans, entre 2017 et 2019. Qui ne le savait pas?
Aujourd’hui, la Tunisie est dans une situation d’endettement excessif. La dette publique s’approche du niveau de 100% du PIB. Si l’on comptait les garanties accordées par l’État aux entreprises publiques, le niveau de la dette publique dépasserait 110% du PIB. Oui vous avez bien lu 110% du PIB. Le problème des finances publiques n’est donc pas né d’aujourd’hui.
En outre, le refinancement des banques par la BCT, c’est à dire l’injection de liquidités par la BCT (ou planche à billets) pour maintenir les banques à flot pointait en 2018 à plus de 18 milliards de Dinars; dont 60% ou 11 milliards de Dinars de refinancement de bons de trésor (60% de l’injection). Qui ne le savait pas?
Après avoir emprunté en Dinars auprès des banques tunisiennes, l’État s’est mis depuis plus de trois ans déjà à emprunter des Dollars et des Euros. Et ce, auprès des banques tunisiennes (sur des dépôts à vue de clients non-résidents) jusqu’à atteindre l’équivalent de plus de six milliards de Dinars. Qui ne le savait pas? En plus de créer l’effet d’éviction (des entreprises) en Dinars, l’État avait ajouté un effet d’éviction en devises.
De plus, l’État tunisien signait deux programmes de financement avec le FMI en 2013 et 2016, avec la BCT comme co-signataires. Les deux programmes s’assortissaient d’engagements pris par l’État d’engager des réformes. Ces engagements n’ont pas été honorés et les deux programmes se soldèrent par un échec; ainsi qu’une annulation partielle des montants des crédits accordés. Le montant annulé sur le crédit de 2016 était de 1,2 milliard de Dollars (soit environ 3 milliards de Dinars). Qui ne le savait pas?
Vers de la création monétaire supplémentaire?
Au début de cette année, le ministère des Finances avait « découvert » (il le savait déjà, bien entendu) que les chiffres des finances publiques ne reflétaient pas la réalité des choses. En ce sens que des dépenses publiques étaient effectuées (notamment celles relatives à la Caisse de compensation); mais non prises en compte. Car, le décaissement ne suivait pas encore.
De ce fait, il est évident qu’une telle pratique aboutissait intentionnellement à sous estimer les dépenses publiques. Et donc le déficit budgétaire et donc le montant de la dette publique.
De même, il est évident que cela se traduisait mécaniquement par une augmentation proportionnelle des engagements des entreprises publiques auprès des banques. Ceci s’est traduit et continue de se traduire par une création monétaire. En effet, la BCT n’est pas la seule à créer de la monnaie. Les banques aussi créent de la monnaie par leur activité de crédit. La création monétaire a donc déjà eu lieu et son effet sur l’inflation est déjà intégré. Son effet sur la valeur du dinar est déjà intégré. Et son impact sur la notation souveraine de la Tunisie était déjà pris en compte.
Par conséquent, la position prise par la BCT aurait été parfaitement justifiée, et même salutaire, si elle était intervenue avant; bien avant 2020.
Car, la loi de 2016 portant statut de la BCT, et notamment l’indépendance de la BCT, a été conçue pour permettre à l’Institut d’émission de rester indépendante. Ainsi que de pouvoir s’opposer à une gestion irresponsable des finances publiques.
Alors la question essentielle est la suivante: un tel refus de financer de la BCT est-il opportun, ou même justifié maintenant et dans les conditions actuelles de la Tunisie?
Pourquoi donc en est-on arrivé là? Où est le problème?
D’abord, le gouvernement (celui en place et celui d’avant) a eu tort de ne pas présenter pour cette année exceptionnelle plusieurs lois de finances complémentaires. On avait bien dit depuis novembre 2019 que le projet de loi de finances 2020 ne ressemblait en rien à une loi de finances; et qu’il fallait le réviser rapidement.
Avec l’avènement de la pandémie, une situation exceptionnelle s’était créée. Elle justifiait encore plus le recours rapide à une loi de finances complémentaire depuis le mois d’avril, ou mai au plus tard.
En outre, nous avions de toute évidence mal géré la crise née de la pandémie sur les plans économique, financier et social. Puisque la situation économique s’est beaucoup détériorée. Ce qui a entrainé une grave détérioration des revenus de l’État (fiscaux notamment). Une deuxième, et même une troisième loi de finances complémentaire était nécessaire.
Devant une situation aussi délicate, il aurait été nécessaire de la part du gouvernement d’agir au plus vite. D’un commun accord avec la BCT et en préparant les solutions, avant d’aller devant l’ARP. Il faut noter à ce propos que la Tunisie ne peut pas accéder actuellement au marché financier international. Notamment avec ses données actuelles (indicateurs économiques et financiers) et sa notation souveraine revue à la baisse huit fois de suite depuis 2011. Tout financement complémentaire du budget ne pouvait donc provenir que de l’intérieur, en dinars.
Les dix milliards de dinars réclamés par le gouvernement, lors de la présentation de la première loi de finances complémentaire; et les huit milliards réclamés par le nouveau projet de loi de finances complémentaire se divisent en deux parties:
– 4,5 milliards de dinars (et maintenant 2,5) représentent des dépenses déjà effectuées (Caisse de compensation notamment). Et dont les montants sont dus aux entreprises publiques (STIR, STEG, Office des Céréales, etc.); sans avoir été effectivement décaissés.
– 5,5 milliards de dinars qui représentent le manque à gagner au niveau des revenus de l’État. Ils correspondent à peu près aux salaires de la fonction publique relatifs aux mois d’octobre, novembre et décembre.
Que peut donc faire le gouvernement en face d’une telle situation?
Rien ou presque. Car, croire que le nouveau projet de loi de finances complémentaire représente un progrès, ou un léger mieux par rapport au premier projet est un leurre. C’est du pareil au même avec une différence près.
En réalité, le gouvernement ne fait que continuer à maquiller les chiffres (de 2020 en plus du maquillage des chiffres des années précédentes). Et ce, en ne comptant pas une partie des dépenses effectuées et non encore décaissées.
Sachant que le financement demandé par le gouvernement est un financement inévitable. Sauf si le gouvernement et / ou la BCT acceptent de prendre le risque de ne pas payer les salaires de la fonction publique. Ou encore de reporter d’autres dépenses publiques essentielles.
A cet égard, les liquidités peuvent parfaitement être fournies à l’État sans toucher au statut de la BCT. Effectivement, ceci peut se faire en continuant à procéder comme par le passé.
De ce fait, l’État peut continuer à émettre des Bons du Trésor qui seront souscrits par les banques et re-financés partiellement par la BCT. Une partie de ces liquidités nouvelles devant servir à rembourser une partie des crédits des entreprises publique auprès des banques locales. Il n’y aurait donc pas de création monétaire supplémentaire, pour cette partie au moins.
Donc, la question de savoir si on veut que la BCT puisse directement financer l’État dans des limites spécifiques peut être reportée à plus tard. Il n’est donc pas nécessaire que la loi de finances complémentaire autorise expressément la BCT à financer.
Enfin, les liquidités qui seraient fournies à l’État n’aurait pratiquement pas de conséquences ni sur le taux d’inflation, ni sur la valeur du Dinar, ni même sur la notation souveraine du pays. Nous sommes en train de gérer un vrai-faux problème. Qu’on aurait bien mieux fait d’éviter à la Tunisie.