Pour les pays africains, l’impact d’un changement d’administration à Washington ne va pas toujours de soi. Dans ce cas pourtant, il y a des chances qu’à l’instar d’autres pays en développement, l’Afrique bénéficie d’un retour du multilatéralisme. C’est vrai pour la lutte contre le changement climatique et la mise en place de réponses aux pandémies mondiales. Cela peut également l’être sur la question des flux financiers illicites, grâce à la réouverture du débat sur une imposition plus équitable sur les multinationales et les milliardaires à l’échelle mondiale.
Il n’y a pas de développement possible sans ressources publiques nationales, c’est même l’idée centrale au cœur des Objectifs de Développement Durable (ODD) et du programme d’action d’Addis-Abeba – le résultat d’une conférence internationale tenue dans la capitale éthiopienne en 2015. L’Afrique est riche en ressources naturelles et minérales, mais cette abondance ne profite pas aux populations du continent de façon équitable. Ces richesses sont exploitées par des multinationales, souvent aidées par les élites nationales, dans les pires conditions pour les employés et les populations locales, et sans considération pour le travail et la protection sociale, les droits des femmes, l’impact sur l’environnement et les droits sur la terre des communautés.
Ces multinationales profitent des ressources et des infrastructures africaines. Pourtant, elles ne paient pratiquement pas d’impôts sur le continent. Et, qui plus est, elles le font légalement. Il leur suffit de déclarer des bénéfices élevés dans des paradis fiscaux où elles ne disposent que d’une boîte postale, afin de minimiser leurs gains dans les juridictions où les impôts sont plus élevés, même si elles y concentrent la plupart de leurs activités. De la même façon, des investigations journalistiques comme les Luanda Leaks montrent comment le manque de transparence permet aux élites africaines de camoufler leurs richesses dans des juridictions secrètes. Là encore sans payer d’impôts dans leurs pays d’origine.
Le rapport intérimaire du Groupe d’experts de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur la responsabilité, la transparence et l’intégrité financières, publié en septembre 2020. A révélé que les systèmes financiers internationaux présentent de graves lacunes. En 2015, le Groupe de haut niveau dirigé par Thabo Mbeki sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique ainsi que l’Union Africaine avaient déjà estimé que les sorties de capitaux du continent dues notamment à la fraude fiscale et aux transferts de bénéfices entre les filiales de multinationales, dépassaient les 50 à 60 milliards de dollars par an. Une nouvelle étude des Nations unies vient de réévaluer ces pertes à 89 milliards de dollars par an.
Ce pillage se produit à l’échelle mondiale, comme l’a récemment révélé « l’Etat de la Justice Fiscale 2020 », un rapport publié conjointement par Tax Justice Network, l’Internationale des services publics et l’Alliance mondiale pour la justice fiscale. Les montants sont stupéfiants : chaque année, le monde perd plus de 427 milliards de dollars du fait des abus fiscaux. Dont 245 milliards de dollars du fait des manipulations des multinationales. Les riches particuliers cachant leurs actifs dans des paradis fiscaux sont responsables des 182 milliards de dollars restants.
Les pays à faible revenu – en particulier en Afrique – sont les premières victimes de ces pertes, et c’est dans le domaine de la santé que les chiffres dévoilés par le rapport sont les plus éloquents. Ils perdent en effet chaque année l’équivalent de 52,4 % de leur budget santé au profit des paradis fiscaux, contre 8,4 % dans les pays riches. La Tunisie, par exemple, perd l’équivalent de 18,3% de son budget de santé, un montant qui permettrait de payer les salaires annuels de près de 65 000 infirmiers et infirmières.
« Les montants sont stupéfiants : chaque année, le monde perd plus de 427 milliards de dollars du fait des abus fiscaux, dont 245 milliards de dollars du fait des manipulations des multinationales. Les riches particuliers cachant leurs actifs dans des paradis fiscaux sont responsables des 182 milliards de dollars restants ».
La pandémie de Covid-19 a démontré l’importance des services publics dans le monde entier, et comment le manque d’investissement dans la santé, l’éducation et la protection des plus vulnérables nuit à la société dans son ensemble. Les tentatives du club de pays riches constitué par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour réformer le système fiscal mondial ont échoué, notamment parce qu’elles ne prenaient pas en compte les besoins des pays en développement. Il est temps pour les gouvernements africains de se mobiliser en faveur d’un processus multilatéral pour véritablement en finir avec le grand casino mondial de l’abus fiscal. Seules les Nations unies peuvent offrir un forum multilatéral véritablement inclusif, doté de processus clairs, transparents et légitimes.
En attendant, il est nécessaire de renforcer la coordination et l’action intra et interrégionale des pays africains et du Sud sur des questions telles que la taxation des activités numériques des entreprises, et l’introduction d’un impôt sur les bénéfices excessifs des sociétés qui ont bénéficié de la pandémie, comme le suggère la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT).
« La Tunisie perd l’équivalent de 18,3% de son budget de santé, un montant qui permettrait de payer les salaires annuels de près de 65 000 infirmiers et infirmières ».
De même, les pays africains doivent exiger la transparence, de la part des multinationales et des plus riches. Ils peuvent pour cela mettre en œuvre les recommandations du rapport Mbeki, adoptées par le sommet des chefs d’État de l’UA, sur des questions telles que l’échange d’informations, l’identification des véritables propriétaires des biens et la déclaration des bénéfices des entreprises dans chaque pays où elles opèrent.
Bien que 2020 soit une année particulièrement éprouvante, l’émergence d’un nouveau paysage mondial offre aux dirigeants africains l’occasion de faire pression en faveur d’une réforme fiscale internationale juste et inclusive, par le biais du système des Nations unies. C’est la chance d’offrir à leurs citoyens des sociétés plus prospères, mais aussi résistantes, et équitables.