Le pays n’a pas attendu le mois de janvier pour ouvrir –avec l’élégance qui est la nôtre – le bal des mouvements de contestation, et de grèves ! Toujours plus brutales, plus dures et plus dévastatrices. L’histoire s’emballe. La crise sanitaire aura servi d’accélérateur. Les deux mois de confinement total et d’arrêt de l’activité ont privé d’emplois et de salaires plus de 160.000 personnes qui viennent s’ajouter à l’armée des chômeurs au bord de la dépression et de l’insurrection.
Le coût de la rentrée scolaire – si tant est qu’il y en ait eu – n’est pas non plus sans effet. Il a de nouveau fait le tri et le reste en pesant davantage sur notre conscience nationale.
Signe des temps, l’école de la République n’est plus ce qu’elle était. A l’inverse de ce qu’elle devrait être, elle creuse les écarts. Elle s’est transformée en une gigantesque machine à fabriquer les échecs, les exclus, les marginaux et pour tout dire la pauvreté. Comme si, par la faute de l’Etat qui ne protège plus, le sort des gens se joue dès la naissance. Pas de perspective pour les plus démunis si ce n’est pour finir comme ils ont commencé au bas de l’échelle.
Il y a nécessité pour l’Etat que d’accorder des pensions au titre de prise en charge de l’enfance, de distribuer et de fournir gratuitement repas, vêtements, fournitures scolaires et moyens de transport aux élèves nécessiteux. Il fera ainsi un bien meilleur usage de l’argent du contribuable que de perpétuer, au mépris de toute forme de rationalité, un coûteux système de compensation désuet qui contribue à creuser les inégalités sociales.
La rue s’enflamme, les régions, vent debout, revendiquent leur droit au développement avec une forte connotation d’autonomie. Partout le sentiment national en déshérence se fracasse contre des revendications régionales exacerbées par la montée du chômage et l’explosion de la pauvreté.
Les grèves s’enchaînent et se durcissent. Il n’est aucune profession publique qui ne soit saisie par le démon de la contestation. Les enseignants n’ont plus le monopole de l’escalade, le personnel hospitalier, les ingénieurs de la fonction publique rejoignent la cohorte des jusqu’au- boutistes.
Dans le service public autant que dans les entreprises d’Etat les salariés donnent de la voix et font monter les enchères. Tout le monde aura compris, face aux hésitations, au déficit d’autorité de l’Etat, que les grèves sauvages payent. Et qu’importe si elles prennent le chemin de la désobéissance civile.
« Partout le sentiment national en déshérence se fracasse contre des revendications régionales exacerbées par la montée du chômage et l’explosion de la pauvreté »
L’impunité est désormais la règle. Comment imaginer que sous la 2ème République, les magistrats sont à leur quatrième semaine de grève sans préavis aucun. Ils se disent déterminés à défendre leurs privilèges en défiant l’Etat dont ils sont l’un des principaux piliers étant de par la Constitution le troisième pouvoir. Avec la grève des juges qui s’éternise, le temps suspend son vol et le pays sa respiration. Les Tunisiens se sentent pris en otage par un corps devenu au fil de la législation le principal rouage de l’activité économique et de la protection des droits.
Les grèves, cette nouvelle religion, ont à peu de choses près les mêmes origines : la défiance à l’égard des gouvernements qui ne les ont pas vu venir avec cette ampleur et cette gravité. Ils n’ont pas su les prévenir, les contenir en apportant chaque fois de vraies fausses réponses à de vrais problèmes.
Tous les gouvernants, de quelque obédience qu’ils soient, ont cédé sur tout, plus soucieux qu’ils étaient de leur propre survie politique que de l’intérêt suprême de la nation qu’ils sont censés servir. Ils se sont employés à acheter à crédit, à coups de promesses illusoires la paix sociale en jouant la montre. Au final, ils n’ont obtenu ni la paix sociale et moins encore la reconnaissance des gens. Ils ont, en revanche, par manque de lucidité,de courage et de vision, exposé le pays à la faillite économique, financière et morale.
Le gouvernement Mechichi s’épuise à vouloir éteindre les foyers d’incendie qui se déclenchent sans arrêt aux quatre coins du pays. Il perd énergie et concentration en s’engageant sans véritables moyens sur tous les fronts à cause de son attitude peu ferme et par trop conciliante. Il aurait dû faire preuve de beaucoup plus de détermination devant les premiers assauts de l’UGTT avant même que le gouvernement ne se familiarise avec le pouvoir. Celui-ci a lâché prise très tôt et très facilement au nom de la continuité de l’Etat, sachant fort bien qu’il y a un avant et un après-Covid. Il a hérité d’une économie à la traîne qui donne à peine des signes de vie. Elle était de surcroît en proie à la plus grave récession qu’elle ait jamais connue.
« L’impunité est désormais la règle. Comment imaginer que sous la 2ème République, les magistrats sont à leur quatrième semaine de grève sans préavis aucun »
La croissance était plongée dans les ténèbres en territoire négatif à 12 % quand l’UGTT réclamait le versement de la 3ème tranche avec effet rétroactif – des augmentations de salaires décidées deux ans plus tôt. Sans compter la régularisation du statut des travailleurs des chantiers. Un véritable suicide financier en règle.
En signant, le gouvernement a ouvert la boîte de Pandore et fait ressurgir toutes les velléités de contestations et d’insubordination donnant ainsi naissance à la guerre des vannes, la toute dernière exception tunisienne.
A chaque groupe de révoltés sa vanne, ce talent d’Achille de l’économie et de la société, prenant ainsi en otage le gouvernement et par ricochet le pays. Et par crainte d’être débordée par des activistes venues d’on ne sait d’où, c’est désormais l’UGTT qui prend la tête des cortèges des manifestations et des grévistes à Béja, Kairouan… en jouant sa propre partition au grand dam des entreprises qui ont répondu à l’appel des régions aujourd’hui en souffrance.
« La croissance était plongée dans les ténèbres en territoire négatif à 12 % quand l’UGTT réclamait le versement de la 3ème tranche avec effet rétroactif «
C’est cette même UGTT qui réclame aujourd’hui à cor et à cri l’organisation d’un dialogue national sous l’égide du Chef de l’Etat qui fait partie du problème si l’on en juge par sa passivité.
On sait ce qu’il faut entreprendre pour sortir le pays de l’ornière. A condition de faire bloc dans l’adversité. Rien ne se fera en l’absence d’apaisement, de retour au calme et de la primauté de la loi. Il ne faut pas attendre de ce gouvernement, ni de tout autre le moindre miracle. Il doit pour l’heure enrayer le déclin et redresser un pays placé aujourd’hui sous l’aile humiliante du FMI. La Tunisie d’aujourd’hui ne peut pas, ne doit pas faire rêver.
Le gouvernement ne peut promettre face au champ de ruines qui est le nôtre que de l’effort, la sueur et des sacrifices. L’UGTT qui se bat pour le salut national et les formations politiques qui se parent des vertus de patriotisme doivent assumer en premier leur part de sacrifice. Et tout deviendra alors possible.