« Un roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin ». Stendhal
« Le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans ce piège qu’est devenu le monde ». Kundera
Sam, un jeune homme, aime Abeer, une jeune femme. Jusque-là tout va bien, sauf que le hasard les a fait Syriens. C’est-à-dire appartenant à une aire géographique où les corps n’appartiennent pas à ceux qui vivent en eux, mais à leurs familles, à leur clan, à leur religion, à l’Etat.
Le paradoxe que ce film développe est le fait que pour fuir cette malédiction, chacun des protagonistes devra céder son corps et sa peau. Le jeu de l’échange, de la dépossession de soi dans le but de se sauver est l’un des motifs centraux de ce récit.
Lorsque le film s’ouvre, Sam et Abeer sont contemporains de ce qui a été, il y a dix ans, l’espoir révolutionnaire d’une région. Sam est excité par son amour. Il est étouffé par les contraintes sociales qui l’empêchent d’enlacer publiquement la femme qu’il aime. Il associe sa révolte à la révolution naissante et hurle un appel à la liberté, faisant éclater une scène de liesse populaire dans une rame de métro. Pas de chance, un représentant de l’État est là, en civil et filme tout. Fin de partie, le film démarre, non, nous ne regarderons pas une comédie romantique niaise fleurant le jasmin.
Kaouther Ben Hania nous propose plutôt de partir à la découverte de notre réel contemporain dans son effroyable nudité. Le regard du spectateur sera promené depuis une visite du quotidien des réfugiés syriens au Liban avec ses usines à être vivants, jusqu’à l’intérieur des blanches citadelles de l’art spéculatif et des grands de ce monde.
La structure narrative propose un voyage initiatique à une figure de héros qui a bien du mal à se définir positivement du fait de son objectivation par celui qui se pose à lui-même tour à tour, le masque de Méphistophélès puis celui d’une figure « exactement contraire à celle de Pygmalion ».
Le rendez-vous avec la figure du père absente, du reste, sera donc manquée, voire transformée vicieusement par le biais de cet art contemporain dont les apparitions. Les motifs dans le film relèvent presque de l’occulte, de ce qui transforme le monde de manière invisible et incompréhensible et qui, du reste, appartient, entier, au monde d’en haut. Un message en filigrane sur la fracture de plus en plus grande qui sépare ceux qui jouissent de l’art et de l’esthétique et ceux qui supportent les vicissitudes du réel.
Ce mouvement de balancier dans lequel sont coincés les protagonistes de cette œuvre, entre l’univers des Morlocks et celui des Eloïms déstabilisera l’oeil. Il ouvrira des chemins de réflexion sur les inégalités et le disparités de notre époque. Mais sans jamais rien juger, sans jamais tenir de propos outrancièrement militants. Tout l’art d’écrire consistant à faire sentir que l’on aurait pu en dire beaucoup plus, l’Homme qui a vendu sa peau fait mouche.
En même temps, le cœur de ces inégalités est matérialisé tellement puissamment dans l’œuvre qui est peinte sur le dos du protagoniste qu’il ne servirait pas à grand chose d’en rajouter.
Les techniques employées pour faire sentir ces passages d’un monde à l’autre sont visuelles, musicales, esthétiques et artistiques. L’usage des couleurs, de la lumière, la présence régulière et contrôlée des miroirs qui plantent la graine du doute quant au réel de ce qui est représenté et la caméra qui se joue avec brio de ce défi technique confirme la maîtrise de Kaouther Ben Hania de son art.
Il est important de noter la délicatesse avec laquelle elle met au service de son scénario cette technicité, sans trop en faire et sans que le scénario ne devienne un simple prétexte à des effets esthétiques.
En effet, ce qui offre cette expérience immersive au spectateur, c’est cette symbiose entre l’esthétique, la technique et le scénario. Ces trois éléments s’imbriquant comme naturellement entre eux pour donner naissance à une expérience synesthésique. Celle-ci offre à l’émotion le loisir de se développer chez le spectateur.
Ce film marquera incontestablement l’anniversaire des dix ans du « printemps arabe » et de la beauté et des horreurs que ces mouvements humains, politiques, intellectuels ont engendré.
Décrivant un état de notre réel complexe, son récit qui met en relation des personnages crédibles tous plongés dans des stratégies de survie individuelles est magistralement dirigé et mis en scène.