Dix ans après la révolution, pour quelle raison la Tunisie n’a-t-elle pas connu le même sort, la même issue que les pays qui ont sonné le glas de dictatures plus abjectes.
Le Brésil des militaires, le Chili de Pinochet, l’Argentine des généraux ont poussé à l’extrême les limites de l’horreur. Les dictatures de pays d’Europe de l’Est n’étaient pas en reste. La moindre manifestation de liberté déclenchait la pire des répressions. La main de fer du général Park, pourtant le père du renouveau Sud coréen, n’a pas résisté à la pression de la rue qui n’en voulait plus.
Plus proche de nous et bien avant nous le Portugal, l’Espagne, et la Grèce ont fini par déboulonner des dictatures solidement établies et au triste passé dont semblaient s’accommoder les plus grandes démocraties européennes. Ils ont depuis rejoint l’Europe, tourné rapidement la page sombre de leur histoire et fait de la démocratie et du redressement économique leur principale religion. Difficile de décrire les dictatures qui avaient sévi au Brésil, en Argentine et au Chili. Ils avaient érigés en leur temps la torture et les éliminations physiques en système de gouvernement.
L’horreur absolue. Pour autant, il n’aura pas fallu beaucoup de temps pour qu’aussitôt après le basculement dans la démocratie, ils retrouvent au plus vite le chemin de l’apaisement, de la réconciliation, de la croissance et de la prospérité. Sans que les tortionnaires et leurs commanditaires au plus haut sommet de l’État n’échappent à la justice. Ils ont payé pour leur faute et crimes dans le respect des nouvelles lois républicaines.
« Pour quelle raison la Tunisie n’a-t-elle pas connu le même sort, la même issue que les pays qui ont sonné le glas de dictatures plus abjectes »
Comment se fait-il qu’on ait pris nous le chemin de travers ? Pourquoi n’avons-nous pas réussi à nous mettre sur la même orbite et suivre la même trajectoire que ces pays dont les atteintes aux libertés avaient peu de communes mesures avec celles qui nous furent infligées pendant plus de 50 ans ? Même s’il faut d’avance condamner la moindre restriction de libertés.
Le Chili comme l’Argentine ont vite fait de recoller au groupe de tête des émergents. La démocratie a triomphé de la dictature. Elle a aussi préservé l’essentiel : l’appareil productif de chacun de ces pays.
Ils ont veillé au cours de leur rapide transition à ne pas perdre leurs marchés à l’international et notamment le marché américain tout en préservant leur chasse gardée locale. Le pendule de l’activité économique a à peine bougé pour se stabiliser dans sa position d’équilibre.
Plus longue et plus dure a été la transition des pays de l’Est européen. Ils avaient pourtant fait le choix le moins coûteux et le plus efficace. Ils ont ciblé le sommet de la pyramide du système dictatorial, neutralisé le noyau central, mis en retrait le premier cercle et préservé le corps de l’État centralisateur, l’épine dorsale du pays.
« Le Chili comme l’Argentine ont vite fait de recoller au groupe de tête des émergents. La démocratie a triomphé de la dictature »
Mais malgré tout, les pertes économiques furent colossales pour ces pays anciens satellites de l’Union soviétique qui venait elle aussi d’imploser. Il leur fallait tout à la fois basculer dans la démocratie, dans une nouvelle économie de marchés à laquelle ils n’étaient pas habitués, alors même qu’ils venaient d’être privés de leur principal marché composé par le glacis soviétique.
Fort heureusement pour eux, l’UE a écourté leur calvaire en y injectant d’énormes capitaux et en mettant en œuvre d’impressionnants plans d’accompagnement, ravie qu’elle était d’enterrer pour toujours le communisme et son influence dans la région.
Leur détermination et leur envie de peser de nouveau dans le monde a fait le reste. En moins de 10 ans, ils se sont fait les chantres de l’économie néolibérale oubliant au passage les vertus de l’économie sociale du marché comme s’ils voulaient couper tout ce qui pourrait de près ou de loin rappeler le passé. En se détachant au prix d’un long combat de la dictature et de l’Union soviétique, ils ont rejoint à de rares exceptions l’UE. Et y font quasiment jeu égal. Tous ces pays, touchés par la grâce de la révolution démocratique, ont mis beaucoup moins de 10 ans pour rebondir et retrouver les chemins d’une croissance forte et durable.
Sans doute, parce qu’ils ont su avancer en pliant rapidement la page du passé : le passage de la dictature à la démocratie a eu partout l’effet d’un tremblement de terre, mais sans provoquer la moindre réplique. Ils se sont mis au travail guidés en cela par leur propre instinct de survie : les uns en préservant leurs marchés, les autres en s’insérant au plus vite dans l’économie-monde.
« La Tunisie aurait pu s’inscrire dans ce même schéma et dans ce même cheminement sauf que… »
Car tous ces pays, et bien d’autres encore, ont en commun d’avoir balayé la dictature quand celle-ci était déjà à genoux et ne répondait plus à l’attente des populations. Francis Fukuyama rapportait dans un célèbre article sur la fin de l’histoire qu’à partir d’un revenu de 6000 dollars par habitant, une nation bascule quasi-mécaniquement dans la démocratie.
Au crépiscule de la dictature, celle-ci n’a plus de prise sur une nation éduquée, cultivée, insérée dans l’économie, qui regarde loin devant elle et est peu perméable au discours caduc, d’un autre âge, totalement déconnecté de la réalité.
La Tunisie était dans ces eaux-là à deux doigts de transformer l’essai. Mais des forces occultes et obscures en ont décidé autrement en captant l’élan révolutionnaire à leur seul profit. Elles ont détourné de sa voie originelle cette extraordinaire demande de démocratie, de liberté, de justice et de dignité.
L’Islam politique jusque-là en embuscade a volé et confisqué la révolution. Le processus démocratique a été interrompu, dévoyé, couvert d’un voile opaque. Décembre 2010-janvier 2011, le pays était certes mûr pour la démocratie, l’Islam politique ne l’était pas et ne semble pas l’être aujourd’hui encore.
Depuis 10 ans, le véritable enjeu n’étant pas la démocratie mais la main mise sur le pouvoir. Les parodies d’élection prétendues libres et démocratiques ne doivent pas faire illusion. Pour preuve, les vainqueurs d’hier sont à bien des égards ceux d’aujourd’hui.
« Des forces occultes et obscures en ont décidé autrement en captant l’élan révolutionnaire à leur seul profit »
À cette précision près qu’il manque aux nouveaux maîtres ce qui faisait la force du pouvoir déchu sans velléités démocratiques: le sens de l’État, le sentiment national, l’efficience de l’action publique. Mais était-ce vraiment leur sujet de préoccupation ? Qu’importe si le pays décroche, perd ses marchés extérieures et vit sous tutelles financières étrangères. Dix années de perdues et plus de 50 ans de construction économique menacée d’effondrement.
En mai 2011, au plus fort du bouillonnement post-révolution, nous avons choisi pour thème du Forum de l’Économiste Maghrébin « Plus d’État et mieux d’État » car il y avait besoin et nécessité de plus de justice sociale et de justice tout court, pour éradiquer la fracture régionale, relancer les investissements publics et les créations d’emplois productifs, déclarer illégal le chômage, les déperditions scolaires, l’absence de soins et de protection sociale.
Plus d’État et mieux d’État pour répondre à l’attente des gens et éviter que le pays ne chavire dans le chaos. Que de désillusions. Au final, 10 ans de turbulence politique, de guerres de tranchées, de positions, de conquêtes rampantes du pouvoir ont fini par ruiner l’économie, la société et les finances publiques et jusqu’à la notion même de l’État. Un État en déperdition, failli, en décomposition sous respiration financière artificielle. Qui en dix ans a privé le pays de perspectives et de raisons d’espérer.
On comprend la déception, l’exaspération, la colère et la révolte des gens. Seule consolation : on ose le dire librement. Ce qui n’est pas peu. Croisons les doigts pour que rien ne vienne entraver cette liberté, notre principal acquis. Quant à retrouver la voix de la raison et le chemin de l’effort, de la sueur et de la croissance, c’est une autre histoire. Et si c’était possible ? Bonne et heureuse année 2021.