La constitution autorise évidemment le chef du gouvernement à révoquer un ministre. Autant dire que le limogeage du ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, n’est pas le premier et ne sera pas le dernier. Mais, les raisons évoquées sont-elles vraiment les bonnes? N’y a-t-il pas plutôt un axiome à prendre en ligne de compte: une lutte entre La Kasbah et Carthage?
Faut-il s’étonner du limogeage, le 5 janvier 2021, de Taoufik Charfeddine, le ministre de l’Intérieur du gouvernement Mechichi? Ou même s’offusquer de cette décision? Une des réactions à ce non-événement aura peut-être été celle de Rafik Abdessalem. En effet, le dirigeant d’Ennahda, et gendre du président de ce mouvement Rached Ghannouchi, déclarait que cela n’était pas là un crime.
En ajoutant, si l’on en croit ce qu’il a écrit sur sa page Facebook, le 6 janvier 2021, que le pays est gouverné par une constitution et des règles de fonctionnement. Et que ce limogeage est donc dans les cordes de Hichem Mechichi.
Force est de constater que l’ancien ministre des Affaires étrangères a raison. Mais son discours oublie sans doute de faire le commentaire suivant. Celui qui consiste à dire précisément que tout le bâtit juridique et réglementaire dont il parle a été conçu en vue de favoriser une concentration des pouvoirs réels entre les mains du chef du gouvernement.
Un chef de gouvernement, la précision est de taille, qui ne peut agir cependant sans un soutien franc et réel d’une Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). Laquelle, selon le Code électoral, est faite dans le sur-mesure. Pour que, dans sa composition, elle autorise une certaine suprématie d’un mouvement vers lequel tout converge; comme un émiettement des autres constituants. Il y a, dans ces conditions, matière pour assurer à ce mouvement la possibilité de faire et de défaire les gouvernements.
Tirer son épingle du jeu
Or, les faits sont là et têtus: Ennahdha, avec, bon an mal an, depuis 2011, ses 25% de représentants à l’ARP, a pu se maintenir. Et ce, soit d’une manière franche; soit, comme aujourd’hui au travers d’un certain « coussin politique ». Et ce, pour tirer son épingle du jeu et orienter la vie politique comme il le souhaite.
Mais n’y a-t-il pas d’autres explications à cet état de fait qui explique en partie le limogeage de Taoufik Charfeddine? Et si des nominations pouvaient obéir à une prise en considération de la volonté de lobbys qui n’apparaissent pas dans les radars de la politique tunisienne? Faut-il croire, et en partant de là, que des donateurs d’ordre présumés dans la scène politique peuvent être à l’origine de certaines décisions de nomination comme de limogeage?
D’ailleurs, le rapport de la Cour des comptes, publié, en novembre 2020, n’a-t-il pas été l’occasion d’évoquer des infractions? Des infractions financières et de légitimité des financements des campagnes électorales du double scrutin présidentiel et législatif de 2019?
Interrogée sur la question, l’universitaire tunisienne, spécialisée en sciences politiques, la professeure Saloua Charfi apporte son éclairage. Elle considère que le limogeage de Taoufik Charfeddine s’inscrit dans les prérogatives de Hichem Mechichi.
En effet, il suffit de consulter la constitution pour s’assurer que le chef du gouvernement peut en révoquer les membres. Reste que les nominations auxquelles a procédé le ministre de l’Intérieur sans se référer à Hichem Mechichi sont-elles à l’origine du limogeage?
Pour l’universitaire tunisienne, ces nominations ne concerneraient peut-être pas des emplois de la catégorie dite des « emplois civils supérieurs »? En fait, suggère-t-elle, la question dépasse ce cadre étroit et concerne le politique dans notre pays et la culture politique de ses acteurs!
Un certain « habitus »
Tout d’abord, les mésententes, pour ne pas dire plus, entre la présidence de la République et la présidence du gouvernement font partie d’un certain « habitus ». Pour reprendre un concept du sociologue français Pierre Bourdieu, qui s’est bien installé dans la classe politique; laquelle n’est intéressée apparemment que par la conquête du pouvoir. C’est-à-dire « une manière d’être, une allure générale, une tenue, une disposition d’esprit ».
Ces mésententes relèveraient sans doute aussi d’une certaine « assabiyya », un concept cher à Abderhmane Ibnou Khaldoun. Un concept que l’on pourrait traduire par « tribalisme » ou « clanisme ». Il exprime de toute manière « la solidarité sociale, en mettant l’accent sur l’unité, la conscience groupale et la cohésion sociale ». Comprenez: « Soit tu es des miens, soit tu ne l’est pas! »
Ensuite, faut-il dire que Taoufik Charfeddine est présenté comme un homme du Palais de Carthage. Et que si l’on excepte de courtes périodes de la vie nationale (sous Foued Mbazza en 2011 et sous Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi en 2014 et 2015), les frictions entre les deux présidences faisaient bien partie du décor politique.
Enfin, revenons au post sur la page Facebook de Rafik Abdessalem. Et dans le même contexte, on se demande pourquoi avoir parlé du chef de l’Etat, à l’occasion de l’évocation de cette affaire de limogeage?