Alexis de Tocqueville, né le 29 juillet 1805 d’une famille de vieille noblesse normande, fut un témoin visionnaire et un analyste perspicace des transformations qui touchèrent les sociétés occidentales dans le prolongement des grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle.
C’est dans son œuvre majeure, « De la démocratie en Amérique », qu’il essaya de juger sans parti pris cette Amérique de 1830, décrivit les forces et les faiblesses d’un régime politique dont l’esprit de la liberté et de l’égalité exerçait sur lui une immense fascination.
Il y met en évidence le fait que le processus d’égalisation des conditions conduit vers l’égalité, engendrant ainsi une nouvelle société qu’il voit naître et se développer sous ses yeux, qu’il qualifie de « Démocratie » mais qui pour lui va bien au-delà des institutions politiques. Même s’il n’y a passé que peu de temps, A. de Tocqueville s’est montré fin connaisseur de la réalité américaine, de son histoire, de l’esprit de ses habitants autant que de son système de gouvernement. Ne déclare-t-il pas dans sa conclusion que, contrairement à l’Europe, les conquêtes de l’Américain se font « avec le soc du laboureur » qui a « pour principal moyen d’action la liberté » ?
Ce qui fut longtemps désigné comme le Nouveau Monde, paré des prestiges de l’indépendance, de la démocratie et des alternances pacifiques ; ce qui deviendra plus tard la terre d’accueil des déshérités du monde entier et le refuge des proscrits politiques, Tocqueville le décela déjà dans la forme la plus achevée du régime politique américain parce que le plus libre vis-à-vis des pesanteurs historiques de l’Europe d’alors.
Les conditions et les conséquences d’un système fondé sur l’absoluité de la souveraineté populaire était à ses yeux source du pouvoir législatif qui s’exerce par le biais de représentants du peuple élus et renouvelés fréquemment. Une idée force au cœur d’un système politique rendu inéluctable car parfaitement compatible avec l’idéal d’égalité et la liberté même si en démocratie, la recherche de l’égalité prime sur celle de la liberté.
S’il était encore en vie, Tocqueville n’aurait pas manqué de rajouter un appendice à son œuvre sur les failles et les pathologies d’un régime qui, pendant deux siècles, a donné l’illusion interne et internationale d’être démocratiquement sans reproche.
Or en dépit de tous les mécanismes de correction, une minorité contestataire représentative d’une frange importante de la population, acquise à la rhétorique belliqueuse de D. Trump, a rapidement et de manière surprenante succombé à l’extravagante manipulation médiatique d’un leader populiste, mentalement instable et imprévisible et qui a failli conduire le pays au bord de la guerre civile.
Propagande américaine
Des nombreux peuples, longtemps, engagés dans la lutte anticoloniale, ont été, une fois leur souveraineté retrouvée, exposés à l’agressivité d’une propagande américaine fondée sur le célèbre binôme de la démocratie et du libre-échange, destinée à les détourner du choix de toute autre option politique que celle que prônait l’idéologie capitaliste libérale.
Longtemps indécis quant à leurs alliances futures, de nombreux régimes avaient opté pour un réformisme par le haut non démocratique. Confrontés à d’épineux problèmes de développement, ces pays avaient simplement cherché à assurer la longévité de l’autoritarisme de leurs leaders. Ils n’ont eu de cesse de chercher l’aval et l’appui des Américains, aussi bien sur le plan économique que géopolitique.
La fréquentation assidue de l’ambassade des Etats-Unis par les élites politiques des gouvernements du Tiers-monde, lorsqu’elle n’exprime pas franchement leur allégeance vis-à-vis d’un allié franc, leur permet tout au moins de s’assurer la neutralité bienveillante des différentes administrations de la Maison-Blanche par rapport à leurs incessantes violations des libertés pour ne pas dire conflictualité et répression endémique.
L’Amérique est-elle encore une démocratie ou bien une nation froide, calculatrice ; une puissance d’obédience impérialiste dans un monde unipolaire et qui n’aspire qu’à contrôler les ressources de la planète dans le plus grand mépris des peuples ?
Puissance hégémonique
Il est quand même curieux de constater qu’en dépit de toutes les contradictions de ce nouveau peuple, de ses déboires et de ses échecs militaires, la démocratie américaine, qui s’est muée volontiers en mythe de la Terre promise, continue à vouloir jouer à la puissance hégémonique qui tire les ficelles, fait et défait les gouvernements, intervient dans l’appui à tel ou tel candidat à la présidentielle, décide de l’issue d’un scrutin.
Dans ce domaine, son palmarès est surchargé, allant de la guerre du Vietnam des années 1970 jusqu’à l’appui par le Département d’Etat aux islamistes du « printemps arabe » dans la perspective de faire réussir un islam dit « modéré » répondant parfaitement aux intérêts américains.
Pour l’avenir, et au nom de cette même démocratie, d’autres options sont à l’étude, d’autres formules sont développées qui dans tous les cas de figure appelleraient à soutenir les uns contre les autres. Aussi, plaire à l’administration américaine n’est-ce-pas là une assurance pour l’avenir, un passage obligé avant toute initiative serait-elle anti-démocratique ?
Il s’agit alors de savoir si ces donneurs de leçon qui ont conquis le monde par leurs richesses, leur inventivité, leurs exigences économiques, leurs multinationales et leur diplomatie d’influence ; si ce grand peuple toujours imbu d’un sentiment de supériorité sur tous les peuples de la Terre, qui prétend, selon les formules consacrées, « défendre tous ceux qui, partout dans le monde, aspirent à une plus grande liberté et un avenir synonyme de stabilité, de prospérité et de paix », et qui décide enfin du mode de gouvernance des Etats, est celui-là même qui a permis à une foule insurrectionnelle d’envahir jeudi le Congrès américain pendant que celui-ci procédait au comptage des voix du Collège électoral ?
La gravité d’un tel événement mérite que l’on s’arrête sur cette vision tronquée de la démocratie américaine et, sans ajouter foi aux légendes, se demander quel « esprit » l’anime et quel est son avenir ; l’envisager à la fois sous l’angle des relations avec les autres pays et sous celui de la nature de sa diplomatie.
Tout d’abord peut-on encore accepter la réalité d’un Empire américain qui mérite le qualificatif de « grande démocratie » et de modèle de civisme ? Oui, car les Etats-Unis possèdent le plus grand réseau d’ambassades au monde et tous les océans de la terre sont quadrillés par ses flottes. Oui, car il y a surtout empire lorsque les peuples soumis éprouvent un sentiment de dépendance qu’ils pratiquent machinalement, même s’ils la trouvent bien encombrante.
A chaque crise ne se tourne-t-on pas vers l’Amérique sans même se demander pourquoi? Ainsi, dans la mesure où l’Amérique ne veut la démocratie qu’à l’unique condition qu’elle puisse la contrôler, se tourner à chaque crise vers ses représentants prend alors tout son sens.
« La gravité d’un tel événement mérite que l’on s’arrête sur cette vision tronquée de la démocratie américaine et, sans ajouter foi aux légendes, se demander quel « esprit » l’anime et quel est son avenir »
Cependant le cynisme ne s’arrête pas là. Toute élection incluant des processus ayant pour objet de prévenir et dénoncer des manœuvres ou dysfonctionnements qui pourraient affecter les résultats pour favoriser tel ou tel candidat, tel ou tel parti par le non-respect des règles doit être garanti par les Etats-Unis.
Afin de protéger l’intégrité des élections, divers observateurs, notamment ceux appartenant au Centre Carter (du nom du Président des Etats-Unis de 1977-1981), s’assurent que le déroulement des élections répond bien à leurs standards, dissuadent par leur présence les tentatives visant à perturber ou à compromettre les opérations, détectent les cas d’infraction et de fraude le jour du scrutin, encourageant ainsi la protection des droits civils et politiques. Ils ont ainsi assuré l’encadrement de plus de 113 élections dans 39 pays.
C’est que l’Amérique nous a habitués à revendiquer le droit de superviser les situations des droits de l’Homme et de juger les libertés démocratiques dans tous les pays du monde sans qu’on lui ait demandé de le faire. D’ailleurs dans nos pays, le pouvoir de l’ambassadeur des Etats-Unis excède parfois largement celui du gouvernement, revêt une espèce de puissance dont il est l’incarnation par sa seule appartenance à une puissance impériale : les Etats-Unis d’Amérique.
Se pose alors toute la question de la vocation de la politique étrangère américaine face à la souveraineté du pays hôte. La première priorité des Etats-Unis a toujours été de préserver et de renforcer sa position comme une nation indépendante et souveraine. Quant au pays hôte, il n’est là que pour servir de base d’opérations pour la promotion de leurs intérêts dans des domaines spécifiques tels que le commerce et l’engagement militaire. Il arrive aussi, le moment venu, que la force tienne lieu de diplomatie, qu’elle dégénère en entreprises militaires qui ont, jusqu’à présent, toutes échoué à atteindre les objectifs politiques. Pendant la guerre froide, Les États-Unis avaient fait de l’anticommunisme l’un des fondamentaux de leur politique étrangère.
La même politique continue aujourd’hui face au terrorisme, qui l’oblige à lancer de nouvelles guerres pour protéger ses alliés et leurs ressources. Ces guerres ne semblent pas diminuer d’intensité, elles grandissent et, à mesure qu’elles grandissent, se connectent à d’autres conflits, reproduisant encore plus de terrorisme et encourageant l’émergence de «sosies» d’Al-Qaïda au Mali, en Libye, en Syrie, en Irak et au Maghreb qui ne cessent de gagner en force et en soutien.
Si on veut vraiment savoir comment les Etats-Unis et leur politique sont représentés à l’étranger, il suffirait de jeter un coup d’œil sur les imposants bâtiments aux airs de forteresses de leurs ambassades. Partout ce n’est que d’immenses bâtiments flanqués de dômes, symbole suffisamment adaptés à faire face au danger nourri par la colère et la frustration, dotés de ces fameux murs en béton renforcé que l’on voit fleurir dans les capitales du monde arabe.
Equipées de détecteurs de métaux, de vitrages améliorés, de fossés de protection, de portails pourvus d’un système de herse, les chancelleries américaines autant que sa diplomatie sont de plus en plus bunkérisées. Ainsi, leur philosophie politique tant rabâchée, réputée ouverte et accueillante, a de plus en plus du mal à s’accorder avec les préoccupations croissantes en matière de sécurité dans un monde en proie au terrorisme qu’ils avaient si bien encouragés.
Outre le fait que le paradis de la démocratie bourgeoise est plus que jamais celui des riches où nul ne s’incline aussi ouvertement devant l’argent ; l’Amérique n’a jamais cessé de s’auréoler de démocratisme. Respect des droits imprescriptibles de l’homme et des libertés, probité politique jamais remise en cause depuis Washington, sans oublier le fédéralisme, condition d’une vie républicaine authentique. Le jeudi 6 janvier, la démocratie américaine a perdu sa valeur d’exemple car les vertus d’un pays voué autrefois aux avenues royales de la nouvelle Terre Promise semblent s’acheminer aujourd’hui vers l’impasse.
Encore trop grande, disposant d’importantes ressources naturelles et de potentialités humaines, conservant une influence planétaire par un militarisme débridé, l’Amérique subit aujourd’hui le syndrome de la médiocrité collective, du dépérissement politique en plus d’un système électoral désuet annonçant le spectre de « la République bananière ». Qui sait alors, peut-être qu’en 2024 certaines ONGs du Tiers-monde iraient superviser à leur tour la présidentielle américaine ?