Décidément, les années se suivent et se ressemblent. La nouvelle ne déroge pas à la règle. Les grèves générales dans les régions démarrent sur les chapeaux de roues.
Pour le seul mois de janvier, celui de tous les dangers, pas moins de trois éruptions de ce genre battant pavillon UGTT sont à l’affiche. Gafsa a ouvert le bal des grèves générales le 7 janvier 2021, alors que les lampions d’une fête gâchée ne sont pas encore éteints. Sfax entrera dans la danse le 12 janvier. Kasserine, l’héroïque, fermera la marche le 26 janvier, jour anniversaire de triste mémoire. Tozeur pointe du nez, pour se jeter à son tour dans la mêlée. Cette forme extrême de revendication fait écho à celles de Béja, Kairouan et Jendouba, qui ont clôturé l’année 2020.
Signe particulier en 2021, le phénomène va crescendo ; il ne se limite plus à la périphérie, de l’autre côté de la ligne de démarcation, celle des régions en mal de développement. Il atteint désormais le centre.
L’onde de choc résonne au cœur même de la ville de Sfax, victime elle de mal-être. La grande métropole économique du sud a une forte tradition de lutte ouvrière. Elle a historiquement pesé de tout son poids syndical sur le cours des grands événements politiques nationaux. Au rythme avec lequel se propage la contagion, Sousse et Tunis sont en point de mire. On ne refait pas le match, mais il y a plusieurs manières de réécrire l’Histoire, un éternel recommencement.
Fracture régionale
Retour sur la fracture régionale et ce qu’il faut bien considérer comme une véritable dérive des continents. Le constat est unanime : les dix dernières années ont creusé les écarts et élargi la faille qui faisait déjà problème. Elles ont achevé de fracturer le pays. Les régions de l’intérieur se détachent du littoral, vont à la dérive, et s’enfoncent dans le mal développement.
Vent debout, elles proclament leur refus de toute forme de discrimination, de marginalisation et revendiquent, en utilisant l’ultime arme dont elles disposent : le droit à la santé, à l’éducation, au progrès économique et social et à une vie digne.
On comprend la frustration des jeunes et des moins jeunes, hommes et femmes, longtemps trompés par les fausses promesses et les mensonges d’Etat, on comprend leur indignation et leur colère et on mesure leur angoisse et leur détresse. Mais on n’est jamais sûr de l’issue d’une grève générale, on ignore tout du jour d’après. Ce qui fait craindre le pire. Si la contestation s’installe, ces mêmes régions perdront toute forme d’attrait pour les investisseurs locaux et étrangers. Elles les font même fuir, s’interdisant ainsi toute perspective et tout espoir de développement.
Ailleurs dans le monde, les régions se font concurrence entre elles pour attirer et favoriser l’implantation d’entreprises. Encore faut-il qu’elles aient ce pouvoir à travers l’élection de conseils régionaux.
Un effort collectif
Les régions les moins développées sans être les plus pauvres verront d’autant plus vite la lumière du bout du tunnel quand elles se seront libérées d’un système de pensée devenu désuet, caduc. Elles en sont encore à tout attendre de l’Etat, qui n’en peut plus, si tant est qu’il en ait la volonté.
La mobilisation menée au nom de l’emploi, de l’égalité des chances repose sur tout un faisceau de malentendus, sur une énorme méprise : croire que l’Etat peut et doit tout faire de lui-même. Qu’il doit investir, créer des usines, des emplois – qui ne soient pas pénibles – et distribuer des revenus et des richesses sans création de valeur ajoutée. Ce paradigme a vécu. L’Etat doit, certes, remplir ses fonctions régaliennes, doter ces régions d’une infrastructure économique, sociale et numérique de qualité.
Rien ne doit manquer qui puisse favoriser leur décollage : voies de circulation, écoles, universités, centres de formation, hôpitaux et dispensaires, zones d’activités pourvues d’aménagement technologique up-to-date, fiscalité et charges salariales appropriées. Le reste, non moins important, est l’affaire des régions elles-mêmes. Elles doivent faire valoir leur qualité de travail, et ne plus se faire à l’idée de l’argent facile. Il n’existe pas d’emploi qui ne soit contraignant et exigeant. Le moindre écart est vite sanctionné.
La compétitivité et donc la survie des entreprises – et la pérennité de l’emploi – en dépendent. Les diplômés sans emploi, comme les autres, doivent à chaque instant donner un gage de leur adhésion pleine et entière à la valeur travail et de leur désir de se réaliser par le travail.
« Les régions les moins développées sans être les plus pauvres verront d’autant plus vite la lumière du bout du tunnel quand elles se seront libérées d’un système de pensée devenu désuet, caduc »
Sans cela, l’Etat ne pourra pas grand-chose pour eux. Avec le risque réel de voir la fracture régionale et sociale s’aggraver par le gap sinon la fracture numérique. Ces régions, à la limite du dénuement, ont encore beaucoup à perdre, si elles n’y prennent garde. Car une nouvelle Tunisie est en train d’émerger, celle du digital, de l’intelligence artificielle, bref, de l’économie de la connaissance. Qui prend ses racines dans les plus grandes agglomérations urbaines du pays, à Tunis, Sousse, Sfax, Bizerte… où se mettent en place des technopôles et des clusters qui ne sont plus au stade embryonnaire.
Ni l’Etat, ni les régions ne peuvent s’exonérer d’une telle défaillance : déficit d’infrastructure, qualité de vie peu attrayante, rapport avec le travail pour le moins ambigu et désincarné, absence de tradition industrielle studieuse qui plaît aux investisseurs et qui consacre la réputation de tel ou tel site de création de richesse et de valeur. La prospérité, de quelque région qu’elle soit, ne se décrète pas. Elle se construit vaillamment, au prix d’un effort collectif.
L’Etat a l’obligation d’amorcer la pompe de l’investissement, mais il n’a pas vocation d’être le principal pourvoyeur d’emplois et de revenus. à charge pour les régions à la traîne du développement de se réconcilier avec les investisseurs privés. Elles ont leur destin en main. Elles sont les principaux acteurs de leur propre renouveau.