Voilà dix ans, jour pour jour, le peuple tunisien se révoltait contre son président. Les Tunisiens exprimaient leur refus et leur dégoût des pratiques corrompues et appelaient à l’emploi, à la liberté et à la dignité.
Ce fut le cri de millions de jeunes frustrés par l’arrogance des proches du régime et de ses thuriféraires, outrés par les passe-droits, révoltés par le gouffre toujours plus béant entre les nantis et les plus démunis et par le bâillonnement de l’expression publique. De mémoire d’homme, jamais manifestations pacifiques n’engendrèrent aussi directement la chute d’un régime au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA). Cette vague d’espoir, qualifiée peut-être précipitamment de « Printemps Arabe », emporta d’autres gouvernements, en Libye, en Égypte et au Yémen. Mais très vite, cette vague se brisa sur un maelström de désillusions, d’opportunisme politique, d’autoritarisme, de violence menant même à la guerre civile.
Dix ans ont passé. Que reste-t-il des espoirs de dignité et de liberté ? Que sont devenues les aspirations de ces jeunes en quête d’opportunités économiques ? Sont-ils mieux lotis aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a dix ans ?
Bien sûr, il y a eu des avancées. Les aspirations sont plus précises. Certaines libertés, notamment la liberté d’expression, sont mieux assurées. Mais les espoirs nés des turbulences de la décennie passée n’ont pas conduit à de profonds changements de la gouvernance économique. Les résultats escomptés, malgré une injection importante de financements de la part de la communauté internationale, ne se sont pas matérialisés. À quelques exceptions près, les pays de la région MENA se sont trouvés confrontés à une dette publique insoutenable et à une dépendance accrue à l’assistance internationale. Même si certains pays, dont ceux du Golfe, ont enregistré des progrès en ce qui concerne le « climat des affaires », la compétitivité des pays MENA est encore bien en deçà de leur potentialité.
Selon un récent sondage réalisé par The Guardian et l’institut YouGov, une majorité des répondants dans de nombreux de pays, notamment au Soudan, en Tunisie, en Algérie, en Iraq et en Égypte, s’ils ne regrettent pas les changements politiques intervenus, signalent la détérioration de leur vie quotidienne par rapport à la période d’avant 2011. Même en Tunisie, un pays que d’aucuns considèrent comme un succès en matière de transition démocratique, plus de la moitié des personnes interrogées disent que leur vie est plus difficile aujourd’hui. Dans l’ensemble, c’est la perspective d’un avenir plus difficile pour leurs enfants qui prévaut chez les personnes qui ont accepté de partager leur sentiment sur cette décennie passée.
Ces perspectives pessimistes ne sont pas une fatalité. Il existe bien sûr des voies vers une sortie de crise et un avenir meilleur. Mais rien ne saurait être accompli sans un changement radical de trajectoire en termes de politiques publiques et de réformes, afin d’éviter de perdre une autre décennie.
Conclure un nouveau contrat social
Le mécontentement qui avait, voilà dix ans, provoqué les mouvements populaires est peut-être encore plus grand aujourd’hui. Les jeunes de la région se heurtent toujours à un horizon bouché et à un manque d’opportunités. Pour éviter de perdre la prochaine décennie, les gouvernements de la région se doivent de conclure un nouveau contrat social, en remplacement du contrat social actuel dont les termes sont devenus caducs. Ils doivent repenser le rôle de l’État dans l’économie, qui fausse les règles du jeu économique et instille la corruption.
Si l’on en croit les projections démographiques, la région MENA devra créer 300 millions nouveaux emplois à l’horizon 2050. C’est un défi de grande envergure, considérant que cet horizon n’est pas si lointain et que le temps presse. Pour relever ce défi et satisfaire la demande des jeunes entrant sur le marché du travail, la Banque mondiale estime que les pays MENA devront dès aujourd’hui créer 800 000 emplois par mois.
Une chose est certaine : les millions d’emplois nécessaires ne seront pas pourvus par les gouvernements ; ces milliers de jeunes ne seront pas absorbés par le secteur public. Il est de toute première instance de revitaliser les économies des pays MENA en ouvrant la porte au secteur privé, en introduisant la transparence, la responsabilisation et la reddition des comptes dans les affaires publiques à travers une gouvernance affirmative et en faisant jouer à l’État le rôle régulateur juste qui est le sien, et non pas celui de l’entrepreneur.
Construire le capital humain
Dans pratiquement toute la région, le secteur de l’éducation est toujours ancré dans des curricula éculés et des méthodes d’enseignement anciennes. La propagation de la COVID-19 a révélé l’état de délabrement des systèmes de santé et de protection sociale dans ces pays. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale sur l’indice de capital humain, un enfant né aujourd’hui dans la région MENA n’atteindra à l’âge adulte que 57 % des capacités productives qu’il aurait pu accumuler en ayant bénéficié d’une éducation de qualité et d’un meilleur système de santé. Un constat terrible, qui sanctionne des décennies de mauvaise gestion et suggère un avenir pour le moins incertain.
Il est de ce point de vue paradoxal de constater qu’alors que le développement humain est l’un des rôles les plus fondamentaux de l’État, c’est dans ce domaine que l’absence des pouvoirs publics se fait le plus souvent sentir. Les gouvernements se doivent d’exercer pleinement leur rôle, donner toute leur chance aux jeunes et leur permettre d’être compétitifs dans un monde de plus en plus globalisé. Ce leadership se doit d’aller au-delà des simples allocations budgétaires – la région alloue des crédits importants à la santé et à l’éducation, avec des résultats malheureusement bien en deçà des expectatives. C’est d’une meilleure gouvernance de ces systèmes, d’une meilleure utilisation des ressources financières qui y sont allouées et d’un changement radical des méthodes d’enseignement et des mécanismes de santé publique qu’il s’agit.
Les gouvernements doivent affirmer plus encore le rôle de la femme dans l’économie. C’est en effet un autre paradoxe de la région MENA : les femmes y sont plus performantes en termes de résultats scolaires et académiques, mais leur part dans l’économie reste virtuellement insignifiante dans de nombreux pays. Là encore, une action affirmative de l’État, jouant son rôle social, reste fondamentale.
Les gouvernements de la région se doivent aussi de repenser leur approche des politiques de protection sociale. Celles-ci ont toujours été construites sur des systèmes de compensation coûteux et mal pensés. Depuis des années, les gouvernements ont fait prévaloir les solutions politiquement faciles mais économiquement désastreuses d’un contrat social à travers lequel les produits et services de base seraient « protégés », sans ciblage des besoins, de manière à acheter les allégeances politiques et la « paix sociale ».
Ces politiques ne sont plus viables. Les gouvernements ne peuvent plus honorer leurs coûts et les jeunes notamment n’acceptent plus ce marché de dupes qui leur garantit des services médiocres en contrepartie de leur renonciation à réclamer plus de libertés, dont celle d’entreprendre et d’aspirer à un meilleur vivre.
C’est la faillite de ce contrat social qui a dans une large mesure provoqué les mécontentements et la colère menant aux événements de 2011. Il est temps aujourd’hui d’adopter des politiques publiques à même de délester l’État d’un fardeau qu’il ne peut plus porter et de déployer ses ressources vers le renforcement du capital humain afin de préparer les jeunes d’aujourd’hui pour les métiers de demain.
Le rôle de l’État dans l’économie
Dans une économie saine, portée par les règles justes et équitables du marché, le secteur privé et l’entrepreneuriat ont besoin d’espace pour se développer. Le rôle clé du gouvernement est celui de réguler l’économie. Pour ce faire, l’État doit mettre en place des règles claires, prévisibles et stables, introduire le concept de contestation des marchés et de compétition transparente de manière à prévenir les situations de monopole et donner au pouvoir judiciaire les moyens de faire respecter la loi et d’appliquer les jugements. Ce sont là les conditions d’attraction des capitaux et des investissements tant nationaux qu’étrangers.
Il existe pourtant dans la région quelques bons exemples. Le Maroc s’est donné l’ambition de s’ouvrir sur le monde et d’investir dans la modernité, tout en travaillant à préserver sa stabilité macro-économique. Alors que les pays aujourd’hui sont obnubilés par les mesures à court terme pour endiguer les impacts de la COVID-19 sur leurs économies, le Maroc s’est engagé dans la mise en œuvre de réformes importantes – notamment le travail sur la compensation et les filets sociaux ainsi que les investissements dans l’infrastructure d’arrimage aux marchés européen et subsaharien – qui pourraient transformer le pays et le tendre plus encore vers l’avenir.
Mais tout n’est pas parfait : les indicateurs macro-économiques peuvent masquer des failles sociales importantes et des fragilités en termes de gouvernance, comme ce fut le cas en Tunisie il y a plus de dix ans.
Mais ces exemples de réforme sont malheureusement rares. De larges secteurs des économies de la région sont toujours mal gérés par des entreprises publiques qui opèrent en dehors des réalités du marché et de la compétition.
Nous ne lançons pas ici d’appel à la privatisation systématique des entreprises publiques. L’ambition est d’ouvrir les marchés à la compétition, d’introduire les partenariats publics-privés là où ils sont opérants et de revitaliser des secteurs entiers des économies depuis longtemps inefficaces. Les gouvernements doivent avoir le courage politique et la légitimité d’expliquer ces réformes, de les mener à bien et de mettre en place les filets sociaux nécessaires afin de protéger les laissés pour compte.
Une décennie qui s’ouvre
Dix ans après l’une des mutations les plus importantes qu’ait connu la région MENA depuis un siècle, rien n’est résolu. Les frustrations qui ont fait la braise du « Printemps arabe » sont encore présentes, exacerbées par plus de troubles sociaux, de violence et dans de nombreux cas, par des gouvernements faibles, instables, et non transparents. Plus nombreux encore sont les jeunes, souvent diplômés, qui rêvent d’une vie meilleure, ailleurs.
Pour éviter une autre décennie perdue, une prise de conscience est de mise dans toute la région, de l’Atlantique au Golfe. Il est essentiel d’ouvrir la voie à l’entreprise privée, de vaincre la résistance à la libéralisation des économies et d’offrir aux jeunes les opportunités de libérer tout leur potentiel. Les gouvernements doivent mettre en œuvre les lois et règlements qui encadreront de manière juste et transparente les activités économiques. C’est ce qui libérera l’énergie de millions de jeunes qui choisiront de créer, pour et par eux-mêmes, des opportunités et de la richesse, plutôt que de se résoudre à exporter leurs talents ou risquer leur vie en poursuivant les chimères de l’émigration clandestine.
Les pays de la région MENA doivent laisser le soin aux entrepreneurs, aux créateurs, aux innovateurs et à ceux qui sont prêts à prendre le risque d’investir avec la perspective du juste profit, de transformer les économies. Ils créeront les emplois d’aujourd’hui et ceux de demain et instilleront l’espoir dans le cœur des jeunes. Il est nécessaire de leur ouvrir l’espace, de leur donner du soutien et de suivre leurs ambitions parce qu’elles sont celles de la région MENA.
Ferid Belhaj est vice-président pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à la Banque mondiale.