Les partisans d’Ennahdha doivent surveiller de très près leur seigneur et maître, l’islamiste Rached Ghannouchi, car il est en train filer un mauvais coton. Depuis son accession au perchoir, il n’arrête pas de se placer dans un jeu de concurrence sournoise avec le président de la République et le Premier ministre. Sentant qu’il manque à sa fonction plusieurs prérogatives constitutionnelles qu’il juge indispensables à sa stature, mais que ne lui confère nullement son poste. Dusse-t-il s’incarner dans la représentation d’un pouvoir qui vote et édicte les lois, il s’arrange comme il peut pour asseoir une légitimité. En usant de techniques imparables, mais peu orthodoxes en matière d’autopromotion.
Dans la mesure où sa présidence de l’ARP s’est réduite quasi exclusivement à l’indignité humiliante autant qu’irritante d’assister impuissant à la dégradation de la morale et des mœurs d’une assemblée devenue un espace de turpitudes et une arène de pugilat, R. Ghannouchi s’est mis à disputer à Kaïs Saïed, sans l’ombre d’un scrupule, ses fonctions régaliennes dans le domaine de la défense nationale, de la politique étrangère, de la stabilité sociale et de la bonne tenue des finances publiques.
Ainsi, suppléant par des coups d’autorité aux prérogatives légales, il fait venir au Bardo, au nom d’une provocation vengeresse, et rien que pour placer un baratin, des ministres et autres personnalités en vue des sphères diplomatiques ou politiques; sans égard pour le respect de la séparation des pouvoirs.
Donc, le voilà s’entretenant longuement avec le SG de l’UGTT, s’informant auprès du Gouverneur de la Banque centrale des dérapages inflationnistes, recevant les représentants des associations, écoutant les doléances du président d’un club sportif exclu de la L1, tranchant les différends, rassurant les veuves éplorées et les victimes lésées. Enfin, en président putatif, il s’entretient avec les ambassadeurs, accueille toutes sortes de personnalités étrangères en visite en Tunisie, s’active sur la scène régionale, comme la guerre en Libye.
Insatiable soif de pouvoir
Toutefois, il reste quand même un domaine qui échappe malheureusement à son insatiable soif de pouvoir et sa stupidité. Contrairement à Kaïs Saïed, il lui manquait cette prérogative essentielle qui accorde exclusivement au président de la République le pouvoir d’accorder des grâces collectives ou des réductions de peine en faveur de certains détenus.
Qu’à cela ne tienne! Il évoque celui qui l’a placé à la tête de l’ARP, le tristement célèbre Nabil Karoui, à nouveau incarcéré pour de nombreuses affaires de criminalité financière: corruption, blanchiment de capitaux et évasion fiscale réalisés en toute opacité. En effet, R. Ghannouchi annonce sans vergogne, et mieux que ne l’aurait anticipé un illustre avocat, que le chef de Qalb Tounes recouvrera bientôt sa liberté et sera accueilli avec honneur et déférence. Par cette prophétie relative à une décision qu’en fait, prennent les cours et les tribunaux, R. Ghannouchi a fait franchir une nouvelle étape en matière de justice prédictive.
Dans cette affaire le juge aurait-il manqué de jugement? La loi est-elle donc si mal faite? N. Karoui aurait-il été accusé à tort et injustement incarcéré? Cet événement invraisemblable devrait dans ce cas altérer à jamais l’image de la justice. Sur ce point précis R. Ghannouchi se contente de prévoir un verdict imminent favorable. Car d’autres propos pourraient laisser croire que le premier magistrat dans ce procès aurait usurpé un pouvoir que le législateur le lui a remis.
Par ailleurs, si l’idée du mal jugé se répand, c’est la confiance dans la justice qui est ruinée et, par là même l’État de droit, dont le juge en est le rouage décisif et qui s’impose à tous, tant aux gouvernants qu’aux gouvernés, qui s’effondre. Dans ce cas, il laissera croire simplement, à l’adresse d’une opinion publique partagée, que, pour la circonstance, le juge a pris le temps qu’il lui fallait pour se convaincre de l’innocence du prévenu. Parfaitement instruit des tenants et aboutissants de l’affaire, s’imposant une stricte neutralité, le magistrat est déclaré irréprochable apte à faire de bons jugements, et la libération de N. Karoui rendra encore plus vraisemblable son aptitude à bien juger.
Il ne faut pas oublier non plus que dans ce combat Ghannouchi représente l’autorité suprême qui « dicte » le droit et non celle du juge qui ne fait que « dire » le droit. Celui-ci pouvant toujours lui être imposé en dernier ressort par le pouvoir législatif que Ghannouchi représente au sommet. Enfin, qu’un juge et un législateur en présence de mêmes faits aboutissent au même verdict, n’est-ce pas le signe d’une justice quasi parfaite, dont il faudrait se féliciter sous l’angle de la sécurité juridique et de la prévisibilité de la justice?
Faire régner la justice avec rigueur et impartialité
Abdiquant toute dignité, le Cheikh, en chef de tribu plutôt qu’en savant, ne se contente pas de s’immiscer dans une affaire dans laquelle un juge a décidé qu’un homme suspect de malversations sera détenu jusqu’à son procès. Il contrevient sciemment aux procédures légales et, comme le ferait un magistrat, classe sans suite l’affaire. Une telle conception du droit le met d’emblée au-dessus de la justice, en liant la loi au pouvoir politique ou au destin électoral d’un prévenu.
S’il était libéré demain, comme s’y attend R. Ghanouchi, l’affaire Karoui ne manquera pas de laisser penser que les politiques n’arrêtent pas de se mêler effrontément des affaires de justice en faisant du juge leur homme-lige, le rabaissant au rôle d’agent d’une coterie au service d’une personnalité corrompue.
Ainsi, en de telles occurrences, et par suite d’ingérences de toutes sortes de la part des politiques, les juges cesseront de se conformer à leur noble devoir, celui de faire régner la justice avec rigueur et impartialité. Faisant l’objet de l’interventionnisme pressant des islamistes, des juges se retrouveront placés entre leur obligation de maintenir leur compétence professionnelle en évitant de se placer dans une situation telle qu’ils ne peuvent remplir utilement leurs fonctions, et le souci de ne point compromettre leur situation personnelle.
Dans une démocratie, les garants de la destinée du pays, chef de l’Etat autant que président du parlement et du gouvernement, se doivent de faire en sorte, à chaque instant et par l’exemple, de modifier des mœurs douteuses d’une justice aux ordres, et de ne plus laisser perdurer des intérêts d’autant plus tenaces qu’ils sont incompatibles avec l’obligation de juger impartialement. Un phénomène longtemps présent mais bien davantage enraciné sous le gouvernement de la Troïka, car en phase avec à ses mœurs, ses intérêts et son idéologie.
En coupant court aux interventions, on cesse d’asservir la justice à la politique, seule manière de relever le prestige moral des magistrats de ce pays. Dans le cas contraire, les politiques continueront à faire d’eux des solliciteurs de faveurs ou leur font craindre des disgrâces.
Certes, toute décision de justice présente une dimension politique, ne serait-ce qu’en sauvegardant l’autorité du pouvoir. Mais l’interventionnisme de bas niveau, qui consiste à vouloir innocenter à tout prix une personnalité éminente de la voyoucratie, porte atteinte au principe de la justice fondamentale et ne fera que ternir un peu plus la crédibilité des juges.
Pour protéger la justice des outrances des politiques, des mesures sont à prendre sans retard et qui peuvent sensiblement enrayer le mal. Faire en sorte que tout un chacun comprenne qu’il n’y a rien qui ne puisse ramener le respect de la justice que l’honnêteté républicaine, le respect des droits et l’exacte notion du devoir des juges qui est de rendre la justice. De même qu’il est urgent que dans la sphère politique, où agissent les différents acteurs qui veillent aux intérêts vitaux de l’ordre établi, on mette fin à l’anarchie morale qu’engendre la plus regrettable confusion des pouvoirs.