De mystérieuses manifestations de nuit se déroulent dans différentes villes du pays. Le mot manifestation n’est pas tout à fait approprié. Car, quand des gamins mineurs et des adolescents violent le couvre-feu pour s’attaquer en pleine nuit aux biens publics et privés, on n’appelle pas cela manifestation, mais vandalisme. Quand des jeunes de 14 à 18 ans défoncent et pillent des magasins, brisent des distributeurs automatiques de billets de banque, brûlent des pneus et s’attaquent aux forces de l’ordre, on n’est pas en présence de manifestants à encadrer, mais de délinquants à réprimer.
Les troubles nocturnes sont loin d’être spontanés. Des voitures ont été observées, circulant parmi les délinquants, distribuant de l’argent. Des camions chargés de pneus usagés circulaient mystérieusement parmi les délinquants…
La responsabilité des parents de ces jeunes délinquants est évidente. Non pas parce qu’ils les ont incités ou envoyés dans la rue en pleine nuit et en plein couvre-feu. Mais parce qu’ils ne les ont pas empêchés de sortir. Ces parents irresponsables qui se terrent chez eux, alors que leur progéniture sème la pagaille dehors. Ces parents de délinquants ne manqueront sûrement pas de se manifester bruyamment en victimes criant justice, si l’un de leur rejeton est tué dans les affrontements avec la police.
Plus grave encore, le président se terre dans son palais. Pas un mot. Pas la moindre condamnation des violences et des pillages nocturnes opérés par ces délinquants. Quel commentaire peut-on faire sinon qu’avec Kaïs Saïed, la Tunisie est un drôle de pays qui a élu un drôle de président qui a une drôle de conception de sa mission?
Manifester le jour et dans le respect de la loi
Cela dit, les raisons de manifester et de protester, le jour et dans le respect de la loi, ne manquent pas. Dix ans de « révolution » ont multiplié par dix les raisons de manifester et de protester. La situation économique et sociale de la Tunisie et de son peuple il y a dix ans est incomparablement supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Pourtant, les Tunisiens s’étaient révoltés contre le chômage, l’injustice et le profond déséquilibre régional.
Aujourd’hui, le chômage s’est monstrueusement aggravé. L’injustice s’est enracinée plus profondément encore. Et les régions défavorisées n’ont plus rien à envier aux gouvernorats côtiers qui les ont rejoints en termes de pauvreté et de délabrement des infrastructures.
Ce qui a été infligé à la Tunisie et à son peuple au cours de cette décennie noire relève de la grande criminalité politique. Les responsables de ce qu’il faut bien appeler le désastre tunisien sont les politiciens qui se sont succédé. Leurs soucis premiers étant les avantages sonnants et trébuchants plutôt que la gestion saine et rigoureuse de la chose publique.
En dix ans, des centaines de ministres et des milliers de hauts responsables se sont relayés aux postes-clés de l’Etat. Aucun n’a cédé à son successeur une situation meilleure que celle qu’il a héritée de son prédécesseur. Certes, tous les ministres ne sont pas des incompétents, tous les parlementaires ne sont pas des hurluberlus et tous les hauts responsables ne sont pas des corrompus. Mais ils sont tous prisonniers d’un système politique qui les condamne à ne rien faire d’autre qu’à tourner en rond. A ne rien faire d’autre qu’à observer, impuissants, une économie de plus en plus asphyxiée. Un Etat de plus en plus désintégré. Une société de plus en plus décomposée. Et un peuple de plus en plus désorienté.
On arrive à cette situation tragi-comique où tous les politiciens crient haut et fort que tous les malheurs du pays sont causés par le régime politique. Mais tous s’en accommodent comme s’il s’agit d’une fatalité. D’un mal contre lequel on ne peut rien.
Le syndrome somalien
Quand le régime de Ben Ali s’est effondré, le pays était sur ses pieds. Les caisses de l’Etat étaient pleines. Le taux de chômage était gérable. L’économie performante. La dette tolérable. La classe moyenne jouait son rôle de pilier central de la société.
Dix ans après, et grâce dans une large mesure à l’islam politique, le pays est à genoux. Les caisses de l’Etat sont vides. Le taux de chômage ingérable. L’économie asphyxiée. La dette abyssale. La classe moyenne évaporée. La société au bord de l’effondrement.
La question qui se pose et s’impose est celle-ci: si le pays a pu absorber le séisme politique du 14 janvier 2011, pourrait-il absorber un autre de même magnitude, s’il se produisait aujourd’hui?
La fin de l’islam politique est proche. Ses représentants ne cachent pas leur inquiétude. Ils n’excluent nullement, comme l’a affirmé Lotfi Zitoun, que leur gourou connaisse le même sort que Ben Ali. Les jours de l’islam politique sont comptés. Ils partiront, mais à quel prix? Le mal est fait. Nous nous trouvons aujourd’hui sous la menace directe du syndrome somalien.
Il y a trente ans exactement, en 1991, le peuple somalien a cru devoir renverser la dictature de Mohammed Siad Barre. Depuis et jusqu’à ce jour, la Somalie vit dans l’anarchie la plus totale. Il y a dix ans exactement, le peuple tunisien a cru devoir renverser la dictature de Ben Ali. La construction de la Maison-Tunisie sur des bases solides par Bourguiba et ses compagnons a résisté. Dix ans d’acharnement de l’islam politique à coups de pioche et de marteaux piqueurs ont sérieusement lézardé cette construction. Résistera-t-elle au séisme dont les signes annonciateurs sont de plus en plus perceptibles?
Les Tunisiens n’ont d’autre choix que de verser dans l’optimisme. Non pas l’optimisme béat, mais l’optimisme réaliste. L’optimisme puisé dans l’histoire de ce pays. La Tunisie est passée par des périodes bien plus tragiques que la décennie noire qui vient de s’achever. Elle a résisté. Elle résistera. Et elle classera l’islam politique dans les chapitres peu glorieux de son histoire.