Ce dernier combat contre une maladie aussi soudaine que mortelle, il ne pouvait le gagner lui qui n’a jamais abdiqué devant l’adversité, qui ne s’est jamais résigné. Il faisait face, vent debout, à toutes les bourrasques politiques des 50 dernières années.
Chedly Ayari, sans doute l’une des plus grandes figures nationales, nous quitte à l’heure où on a le plus besoin de sa présence. Il a été emporté par la mort laissant orphelines plus de trois générations d’économistes qu’il avait formées et dont il fut le maître à penser. Un monument humain qui s’écroule laissant derrière lui un immense vide que plus personne ne pourra combler.
Chedly Ayari, c’était –on ne se résout pas à parler de lui au passé- l’intelligence, la raison, la sagesse et le patriotisme faits homme. A quoi s’ajoute une humilité dont il était l’incarnation et dont on mesure aujourd’hui à quel point elle est mal partagée.
Il est peu de responsabilités qu’il n’ait exercées et peu de fonctions auxquelles il n’ait été appelé et sollicité. Un itinéraire à la mesure de sa dimension humaine. Professeur universitaire, doyen, plus d’une fois ministre, représentant de la Tunisie au sein du Conseil économique et social auprès des Nations unies, à la tête de la Banque Arabe pour le Développement (BADEA) dont il était le fondateur et au final aux commandes de la BCT en pleine tourmente post-révolution. Partout où il a été, il a laissé son empreinte et des disciples. Et brillé de mille feux. Chedly Ayari, c’est toute une vie pleine de sens résumée en peu de mots à l’occasion d’une interview qu’il nous a accordée en 2016, alors qu’il était à la tête de la BCT et que nous reproduisons ci-après.
Comment se consoler ? Comment nous consoler de sa disparition lui qui a signé l’Edito inaugural de l’Economiste Maghrébin en mai 1990 ?
Comment nous consoler du départ pour toujours d’un homme exceptionnel qui a gardé intacte jusqu’à son dernier souffle sa capacité de s’indigner et s’émouvoir.
A sa femme, sa compagne de toute une vie, ses enfants, ses proches et ses innombrables amis, nos condoléances les plus attristées.
Hédi MECHRI
Nous reproduisons l’article paru à l’occasion d’ une interview qu’il nous a accordée en 2016, alors qu’il était à la tête de la BCT.
Sa carrière est comme un roman où se télescopent, à n’en pas finir, les honneurs et les traversées du désert.
Brillant économiste, Chedly Ayari aura connu la consécration précoce de l’universitaire à qui nous devons la faculté des Sciences économiques dont il fit une école aux multiples courants de pensée, le prestige des maroquins ministériels et les ors de la République, le faste des institutions internationales : Banque mondiale, ONU, CNUCED, ONUDI et la BADEA qu’il fonda et dirigea pendant plusieurs années.
Il a formé plusieurs générations de Tunisiens à qui, au-delà de la connaissance qu’il leur dispensait, il inculqua le sens de la rigueur de l’analyse et de l’exigence intellectuelle.
Grand tribun
Il aimait les tribunes autant que les honneurs, il n’est jamais aussi à l’aise que quand il est face à un auditoire pour développer son indéniable talent d’orateur. Chacune de ses prises de parole est une démonstration de haute voltige ; il ne se départit jamais de son ton docte, pour expliquer ce qui semble être ses vérités, dans les amphis, les Conseils d’administration, dans les cercles savants ou dans les salles de conférence.
Il ne peut pas s’imaginer autrement que dans cette posture, du haut de son magistère, même quand il s’adresse à des têtes aussi bien faites et bien pleines que la sienne. S’il aime se mettre en évidence, il ne déroge jamais aux règles de l’humilité et du respect.
Toujours disponible, il résiste rarement aux sollicitations et demandes pressantes d’organisateurs de colloques, séminaires ou forums. Signe distinctif : il laisse peu de place au débat prolixe qu’il est en pensées et en propos.
Sa proximité du RCD, qui pose problème pour ses détracteurs, alors qu’il n’y était pas affilié, n’a jamais fait barrage entre lui et les autres partis politiques partiellement reconnus ou tout simplement mis au ban de la société. Il y allait, au cours de ses conférences, de ses idées et de ses mises en garde contre les visions étriquées et les idéologies peu adaptées au contexte de l’époque. Qu’ils partagent ou non ses analyses, ils n’en manifestent pas moins à son égard respect et considération. Il n’a eu de cesse de se faire le chantre du seul principe qui vaille, celui de la réalité.
Chedly Ayari aime sinon les honneurs, du moins les gestes de considération, ce qu’on peut bien imaginer chez quelqu’un qui se mesure, à chacune de ses sorties, au succès. En cinquante ans de vie professionnelle, il a arpenté des chemins ignorés ou peu connus, qu’il préférait aux sentiers battus.
Il lui arrivait, comme à bien d’autres illustres personnages, de faire le geste de trop ou de prononcer le mot qu’il ne fallait pas. Il serait injuste que quelques incursions dans le politiquement correct, syndrome universitaire s’il en est, fasse pencher la balance du mauvais côté.
Carrière sans fausse note
Chedly Ayari a été très tôt aux responsabilités politiques et gouvernementales ; il a pris part à la construction de la Tunisie post-indépendance. Il a contribué à poser les jalons de l’industrie et de notre modèle économique et social. Chedly Ayari ne pouvait pas, de son propre aveu, se détacher de la marche et de la destinée de la Tunisie. Il se sent investi d’une mission. Le reste coule de source.
Quand Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante, l’a sollicité avec, semble-t-il, beaucoup d’insistance pour succéder à M. Mustapha Kamel Nabli, contraint par la troïka au départ, condamné avant même d’être jugé, il a longtemps hésité avant de s’engager. Il était face à un terrible dilemme, un choix cornélien. Afficher sa solidarité à l’égard de Mustapha Kamel Nabli dont il louait la rigueur, la compétence et les qualités humaines, mais dont le départ était décidé pour raison d’Etat, au risque de déstabiliser l’institut d’émission et de le plonger dans une crise dont il ne se remettra pas.
Aucun argument ne pourra résister devant l’impérieuse nécessité de sauver le soldat BCT. Chedly Ayari dit avoir fait le choix de la pérennité de la banque qu’il a vu naître et qu’il a accompagnée, dans sa marche vers la maturité.
Le reste, bien sûr, il en gardera longtemps cette cruelle image, sa présence houleuse à l’Assemblée nationale constituante. Il pense au front de refus. Il a failli renoncer. Mais l’homme est ainsi fait. A 79 ans, il sort de sa paisible retraite pour un dernier combat, l’ultime défi où il compte presque autant de détracteurs que de sympathisants. Il pensait ne plus avoir à convaincre, mais il doit de nouveau faire la démonstration de sa capacité de ramener le calme et la sérénité au sein de l’institut d’émission, de l’extraire du jeu d’influence politique et d’affirmer haut et fort l’indépendance qui doit être la sienne.