La Tunisie vient de commémorer le 175ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Un motif de fierté nationale. La Tunisie est le premier pays du Maghreb (et le second du continent africain, après le Sénégal) à avoir institué une journée nationale célébrant l’évènement. C’est le défunt président Béji Caïd Essebsi qui en prenait l’initiative. Un volontarisme qui appelle encore à prolonger la démarche. Et ce, dans le sens d’une lutte contre les formes contemporaines de racisme et d’exploitation, que rencontrent encore des Subsahariens et des Tunisiens héritiers d’une douloureuse histoire.
C’est une célébration à forte charge symbolique. En effet, le choix de cette date rend hommage au décret d’abolition de l’esclavage du Bey de Tunis, Ahmed 1er, le 23 janvier 1846; avec une longueur d’avance sur les États-Unis et la France. Cet événement, historique en Afrique, avait été précédé en août 1842, par la fermeture par le Bey de Tunis, avec le soutien des religieux, du marché aux esclaves de Tunis. Et avec la proclamation de la liberté de « toute personne née dans le pays ».
Des résistances internes
Le 23 janvier 1846, donc, l’abolition totale est décidée dans tout le pays, par un décret. Mais il n’est pas entièrement respecté, particulièrement dans le sud, dans les milieux agraires. Cela justifia un autre décret beylical du 29 mai 1890, regroupant tous les textes en relation avec cette pratique. Ali Bey III, prévoyant cette fois-ci des sanctions pénales pour les contrevenants.
A l’époque, pour désigner les esclaves en Tunisie, la terminologie choisie dépendait de la couleur et des origines de l’esclave. Ainsi, on appelle l’esclave noir Abid ou Chouchen. Tandis que l’esclave européen, capturé au cours de razzias sur les côtes des pays européens, est appelé Mamluk ou Saqlabi. Toutefois, le phénomène concernait surtout la traite et l’esclavage des Noirs continuant jusqu’au XXe siècle.
Ainsi, ces deux décisions témoignent d’une prise de conscience de l’injustice d’un commerce des Noirs qui remonte à la naissance de l’islam. En effet, dès le VIIe siècle, les princes du monde arabe traversaient le Sahara ou la mer Rouge pour se pourvoir en main d’œuvre dans le réservoir du sous-continent subsaharien. Des tribus pratiquaient l’esclavagisme dans tout le Maghreb et cela est resté dans l’imaginaire collectif. C’est pourquoi la couleur de la peau demeure associée à un statut symbolique inférieur. Une réalité qui traduit aussi une méconnaissance de trop de Maghrébins de leur propre histoire et de leur propre géographie. Car, c’est la reconnaissance de leur part d’africanité qui est fondamentalement en jeu.
Une lutte contre le racisme encore laborieuse
Aujourd’hui, la célébration de l’abolition de l’esclavage a son prolongement. Et ce, à travers une loi qui criminalise les propos racistes, l’incitation à la haine et les discriminations. Ces actes sont désormais passibles de trois ans de prison et jusqu’à 15 000 dinars (environ 5000 euros) d’amende. Une loi votée en 2018 et inédite dans le monde arabe.
Or, le phénomène raciste hérité en partie de l’esclavage, demeure prégnant dans la société. Et ce, comme l’attestent les ONG tunisiennes qui militent contre toute forme de discrimination envers les Noirs dans le pays.
En outre, la question raciale ne cesse de défrayer la chronique au Maghreb, où la violence physique se conjugue à une violence symbolique. Cette dernière se nourrit du dénigrement socio-culturel que subissent des personnes de couleur. Et ce, qu’il s’agisse de concitoyens, ou de migrants subsahariens en route vers l’Europe ou séjournant en tant qu’étudiant.
Le phénomène traduit un imaginaire collectif, travaillé par l’esclavage et la colonisation, qui a façonné une représentation méprisante des Noirs. Lesquels sont trop souvent abandonnés par les autorités au racisme et aux discriminations qu’ils subissent dans l’indifférence générale.
Regain d’intérêt pour la notion de race
Le phénomène interroge d’autant plus que dans le débat public international, la notion de « race » fait l’objet d’un regain d’intérêt. D’ailleurs, les sciences sociales critiques et postcoloniales la revisitent, avec un sens radicalement différent du racisme scientifique. Il s’agirait ici de promouvoir le concept de race comme un marqueur de nos représentations et structures sociopolitiques construites par des processus historiques. Autrement dit, les catégories raciales ont été construites comme des justifications des inégalités sociales, économiques et politiques et continuent à hanter nos représentations.
Taire le mot serait dès lors taire les inégalités persistantes et refuser de les confronter. Dans cette perspective constructiviste et conséquentialiste, il ne s’agirait donc pas de promouvoir l’idée d’existence biologique des « races ». Mais plutôt de définir des phénomènes de discrimination et de stigmatisation, à travers des notions qui ont fait irruption comme « racisé » ou « racisme d’État ».
Par conséquent, dans la continuité du travail de mémoire sur la traite des Noirs initié par les Etats occidentaux impliqués également dans le commerce de l’esclavage, le Maghreb est appelé à prendre sa part de responsabilité. Afin d’écrire cette nouvelle page de son histoire et d’assurer un avenir meilleur pour ses minorités Noires.