Dans l’état de crise sans précédent dans lequel se trouve le pays, y a-t-il un seul parmi les trois présidents des trois principales institutions du pays qui soit à la hauteur des défis? Qui a une vision claire de ce qu’il faut faire maintenant et tout de suite? Ne parlons pas des projets à long terme ou de ce que nous lèguerons aux générations futures. En d’autres termes, pour reprendre le titre d’un film célèbre, y a-t-il un pilote dans l’avion?
En toute franchise, des trois présidents, il n’y a aucun qui remplit sa place. Il n’y a aucun sur qui on peut compter pour tenir bien en main le gouvernail et nous sortir de la grosse tempête qui nous menace dans notre existence même.
Commençons par le président de la République. Elu par une écrasante majorité des électeurs, Kaïs Saïed est entré au Palais de Carthage auréolé d’une légitimité dont aucun de ses prédécesseurs présidents, à l’exception de Bourguiba, ne pouvait s’en prévaloir. Qu’a-t-il fait de cette légitimité sans précédent depuis son élection en octobre 2019? Rien, sinon faire des discours que personne ne comprend et pointer un doigt accusateur vers des fantômes que personne ne voit.
Crise multiforme et paralysie gouvernementale
L’unique action concrète qu’on peut attribuer au président après plus de 15 mois, c’est celle qu’il est en train d’entreprendre actuellement. En quoi consiste-t-elle? A paralyser l’activité gouvernementale à un moment où la crise multiforme est chaque jour plus intense. L’état lamentable du pays étant ce qu’il est, on peut reprocher tout ce que l’on veut au remaniement ministériel, on peut émettre toutes les réserves possibles et imaginables, mais le minimum de bon sens veut que nul n’a le droit de se hasarder à paralyser la marche gouvernementale. A fortiori, le président de la République à qui la Constitution attribue la charge de protéger l’intégrité de l’Etat, la bonne marche des institutions et la paix civile.
Or, que fait le président, juriste, spécialiste du droit constitutionnel? Ignorer son devoir constitutionnel de veiller à la bonne marche des institutions et violer l’un des plus importants principes juridiques de portée universelle: la présomption d’innocence.
En effet, jusqu’à l’écriture de ces lignes, le président refuse d’accueillir les nouveaux ministres pour la cérémonie de prestation de serment. Car pour lui, « certains sont corrompus. » Supposons que des soupçons de corruption pèsent sur tel ou tel ministre. De quel droit le président ne lui accorde-t-il pas la présomption d’innocence? Ce n’est pas au président de la République de juger qui est coupable de corruption et qui est innocent. C’est à la justice et à la justice seule de le faire.
Scandaleux et tragique
C’est d’autant plus scandaleux que M. Saïed a enseigné le droit pendant des années. C’est d’autant plus tragique qu’il a sans doute inculqué l’idée à des centaines ou des milliers d’étudiants que « l’accusé est innocent jusqu’à preuve du contraire ». Devenu président, le voilà qui prend le contre-pied de ce qu’il enseignait et décrète que « l’accusé est coupable jusqu’à preuve du contraire ».
Le président du gouvernement remplit-il mieux sa place? Est-il plus efficace dans l’exercice de ses fonctions? Plus compétent dans sa gestion des gros défis qui assaillent le pays? Nous ne visons nullement ici à porter des jugements moraux sur sa relation avec le président de la République qui l’a choisi pour la fonction. Ce qui nous intéresse, c’est l’aspect politique de son action. Et là, on peut dire que M. Mechichi a raté l’occasion qui lui aurait été favorable et a fait perdre au pays une opportunité qui aurait pu l’aider à sortir de l’ornière.
Malheureusement, il n’a pas tenu sa promesse faite aux Tunisiens de présider un gouvernement « totalement indépendant ». Son comportement ultérieur a démontré qu’il a fait prévaloir son intérêt personnel sur celui du pays. Il aurait pu tenir bon et imposer sa vue de gouvernement indépendant au parlement, y compris en utilisant le chantage. A savoir: le soutien du parlement ou la démission avec la perspective, effarante pour la plupart des députés, d’élections anticipées. Il aurait pu réussir à faire plier le parlement à sa volonté et garder de bonnes relations avec le président qui l’a choisi. Aurait-il échoué, cela aurait été à son honneur d’avoir tenu bon à un parlement honni. Il serait entré dans l’histoire comme étant le seul chef du gouvernement depuis 2011 à avoir choisi l’intérêt du pays plutôt que l’apparat du pouvoir.
Un remaniement-nettoyage
Le chef du gouvernement a cédé aux pressions. La preuve est le remaniement qu’il vient de faire et qui s’apparente à une chasse systématique du gouvernement de toute personne ayant une relation de près ou de loin avec Kaïs Saïed. Ennahdha a exigé. Mechichi a plié et s’y est conformé. A ce niveau, on peut dire que la responsabilité du chef du gouvernement dans la paralysie institutionnelle que nous vivons n’est pas moindre que celle du président de la République.
Le président du parlement, c’est une autre histoire. Il assume une responsabilité autrement plus grave. Il n’est pas seulement responsable de la crise institutionnelle, mais de la ruine qui menace le pays. Depuis son retour de l’étranger, Rached Ghannouchi s’est appliqué méthodiquement à pourrir la vie politique tunisienne. Il a appliqué à la lettre non pas les principes islamiques comme il le prétend, mais les enseignements contenus dans Le Prince de Nicolas Machiavel. Les notions de vérité, d’honnêteté, de sincérité et de moralité n’ont pas de place dans son lexique politique. Toutes ses décisions sont inspirées du seul principe qui compte pour lui: la fin justifie les moyens. Et la fin qu’il cherche depuis cinquante ans est la destruction de l’Etat moderne construit par Bourguiba et ses compagnons.
Le paradoxe tunisien
Quand la fin l’exige, il ne trouve aucune difficulté à dire que « Béji Caïd Essebsi est plus dangereux que les terroristes »; que « nous ne nous allierons jamais avec Qalb Tounes le corrompu »; et que « la place de Nabil Karoui est en prison », etc.
Mais quand la fin l’exige aussi, il n’a pas froid aux yeux de nous dire que « Ennahdha et Nidaa Tounes sont les deux ailes qui permettent au pays de voler »; que « Qalb Tounes doit incontournablement faire partie du gouvernement »; et que « Nabil Karoui, injustement emprisonné, retrouvera bientôt la liberté avec tous les honneurs »…
Voilà la vraie nature de celui qui, après vingt ans de séjour en Grande-Bretagne, est revenu pour nous rendre plus musulmans que nous le sommes, et de bâtir un Etat islamique à la place de « l’Etat impie » de Bourguiba. L’écrasante majorité des Tunisiens abhorre ce genre de comportement hypocrite, malsain et immoral. L’écrasante majorité désire ardemment voir ce personnage disparaitre de la scène politique.
Mais l’un des nombreux paradoxes tunisiens est que la personnalité la plus abhorrée est celle qui est en même temps la plus influente dans le pays. Pourquoi? Parce que ce personnage a derrière lui 50 ans de vie politique pleine de manœuvres, de duperie, de tromperie, de duplicité, de retournement, de revirement et de volte-face. Avec une telle expérience, il peut évoluer dans les terrains les plus glissants sans perdre l’équilibre. Mais jusqu’à quand?