Le citoyen américain qui lit l’article signé par Rached Ghannouchi le 20 février dans le quotidien américain USA Today ne peut pas ne pas penser que ce plaidoyer pour la démocratie en Tunisie est l’œuvre d’un vieux démocrate qui a passé sa vie à lutter contre les dictatures. Il ne peut pas ne pas être sûr que le président du parlement tunisien est un démocrate authentique qui appelle pathétiquement à l’aide contre « les forces rétrogrades et populistes » qui complotent contre la jeune et fragile démocratie tunisienne.
Mais avant tout, reproduisons ici les passages les plus significatifs de cet article reprenant les propos de Ghannouchi: « Il y a dix ans, la Tunisie est entrée dans l’histoire lorsque sa jeunesse a décidé de prendre son destin en main en déclenchant la révolution de la liberté et de la dignité. La Tunisie, pionnière, a entamé une transition difficile de l’autoritarisme à la démocratie. (…) Malgré ce progrès, nous assistons à la montée de mouvements rétrogrades, nostalgiques de l’ancien régime, cherchant à revenir à un passé autoritaire de domination plutôt qu’au pluralisme et au compromis d’un système démocratique. (…)
En Tunisie, cela prend la forme d’attaques contre les institutions démocratiques, les élus et les partis politiques, perturbant leur travail et nourrissant l’idée que les défis complexes et profondément enracinés peuvent être relevés en revenant à un régime d’homme fort plus « efficace » ou en installant « un dictateur bienveillant ». (…)
La Tunisie a réalisé des progrès sans précédent qui la placent parmi les transitions les plus rapides de l’histoire. (…) Elle a besoin du soutien de ses partenaires internationaux qui croient en la démocratie. (…) La Tunisie doit être soutenue, car son succès enverra un message à toutes les nations que la démocratie peut prévaloir et est, comme nous le pensons, le meilleur système de gouvernement pour assurer la liberté et la dignité pour tous. (…)
Le soutien continu et la foi en la transition de la Tunisie vers une démocratie forte et stable n’est pas seulement dans l’intérêt des Tunisiens, mais aussi dans celui de tous nos voisins et partenaires. Malgré tous les défis, notre système démocratique est resté ferme; et, avec l’engagement et le soutien nécessaires, il produira les fruits de la démocratie que les Tunisiens attendent. »
Voilà, entre autres choses et autres idées, ce qu’a écrit le plus sérieusement du monde et sans rire Rached Ghannouchi dans son article publié dans USA Today, le 20 février dernier. L’article cache mal la panique ressentie par les idéologues de l’islam politique face à la déferlante du parti destourien libre (PDL) et au rétrécissement, telle une peau de chagrin, de l’influence d’Ennahdha sur la scène politique tunisienne. L’article cache mal aussi le stress du chef islamiste face aux développements politiques dans le Golfe et en Libye au détriment de l’islam politique.
L’article se veut aussi un appel du pied à la nouvelle administration américaine. Il n’est pas inutile de rappeler ici que c’était sous le président Obama et le vice président Joe Biden que fut prise la désastreuse décision américaine d’œuvrer à l’installation de l’islam politique au pouvoir dans le monde arabe. D’où l’appel du pied de Ghannouchi à Biden qu’on peut résumer comme suit: « Vous nous avez aidés en 2011 à conquérir le pouvoir, aidez-nous en 2021 à ne pas être balayés du pouvoir par « la montée de mouvements rétrogrades, nostalgiques de l’ancien régime ».
Mais si Ghannouchi peut convaincre l’Américain moyen de ses convictions démocratiques et de sa contribution et de celle de son parti à l’instauration de la liberté et de la démocratie en Tunisie, il lui est difficile de se faire passer pour tel aux yeux des partenaires internationaux auxquels il lance ses appels pathétiques.
Car, les Etats du monde entier, et a fortiori ceux qui suivent de près depuis dix ans l’évolution des événements chez nous, savent pertinemment qui a détourné la révolution tunisienne de ses objectifs.
Ce ne sont pas « les forces rétrogrades, nostalgiques de l’ancien régime » (comprenez Abi Moussi et le PDL), qui, dès la victoire d’Ennahdha aux élections du 23 octobre 2011 ont promis d’instaurer le 6ème Califat. Tout le monde sait, y compris l’Etat américain à l’intention duquel Ghannouchi a écrit son article, qui a invité en 2012 et 2013 les prédicateurs les plus rétrogrades pour nous enseigner leur version de l’islam et leurs connaissances en matière de circoncision des femmes. Tout le monde sait qui a ouvert le pays aux terroristes, ceux-là mêmes qui rappellent à l’auteur de l’article sa jeunesse. Qui les a envoyés en Syrie et en Libye. Nous savons tous sous quel ministre de l’Intérieur fut attaquée l’ambassade américaine. Sous quel gouvernement furent réprimés les habitants de Siliana à coups de chevrotine. Nul n’ignore qui est derrière les assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi; ni qui a vidé les caisses de l’Etat et distribué l’argent du contribuable en « compensations », y compris pour les terroristes libérés de prison. Nul n’ignore aussi qui a mis en place une structure secrète dont l’objectif est d’infiltrer tous les coins et recoins de l’Etat pour mieux le détruire. Qui ne se rappelle pas de la fameuse vidéo dans laquelle le démocrate Ghannouchi conseillait ses amis salafistes de s’armer de patience, car « l’armée et la police ne sont pas sûres ». Et on peut multiplier les exemples dans cette décennie noire qui a vu l’islam politique détruire méthodiquement tous les acquis laborieusement accumulés pendant 60 ans d’indépendance. On peut multiplier les exemples qui démontrent comment l’islam politique a transformé un pays qui ambitionnait de suivre les pas de Singapour, en un pays qui n’est plus très loin de la Somalie et de l’Afghanistan.
Deux jours après le plaidoyer pour la démocratie et l’appel à l’aide lancé pathétiquement par le gourou, Abir Moussi et le PDL ont organisé une manifestation à Sousse, rassemblant des dizaines de milliers de partisans. Une manifestation imposante qui ne peut pas ne pas accroitre le stress de Ghannouchi face à la perspective, chaque jour plus évidente, de la fin du chapitre noir de l’islam politique.