Le professeur Yadh Ben Achour, éminent juriste, homme des Lumières en terre d’Islam, grand artisan de la révolution tunisienne de 2011, vient d’accorder une passionnante interview au site Le Point. Et ce, à l’occasion de la sortie de son ouvrage L’Islam et la Démocratie : une révolution intérieure, édité au début du mois de mars 2021 chez Gallimard.
Voici donc quelques extraits de l’interview d’Yadh Ben Achour au site français.
Comment la liberté de conscience avait-elle été introduite dans la Constitution tunisienne?
« En 2013, la liberté de conscience n’existait pas dans le projet de Constitution. J’ai donc mené une bataille pour que celle-ci y soit inscrite dans son article 6. Lors d’une conférence organisée à la bibliothèque nationale, j’ai expliqué qu’il ne servait à rien de reconnaître la liberté de religion tant qu’on n’aurait pas de liberté de conscience ».
Islam et liberté religieuse
« Je vous rappelle que, dans l’histoire, l’islam n’a jamais eu de problème avec la liberté religieuse. Les minorités religieuses sont bien représentées dans le cadre de l’État confessionnel. Avec une majorité de musulmans qui reconnaissait les juifs et les chrétiens. Ce n’est pas le cas de la notion de liberté de conscience, qui est beaucoup plus profonde. En ce sens qu’elle permet à tout musulman de quitter sa religion », expliquait Yadh Ben Achour.
Mais quid de la position d’Ennahdha à ce sujet? Le parti islamiste ne l’entendait pas de cette oreille, affirmait-il. Ainsi, « il ne voulait pas de cette notion de liberté de conscience dans la Constitution. Car il estimait que celle-ci était contraire à l’Islam, la religion de l’État ».
D’ailleurs, « les islamistes expliquaient également que la liberté de conscience allait à l’encontre de l’identité des Tunisiens. Pour eux, l’Islam est plus qu’une religion, c’est l’identité du pays. Et adopter une autre religion était considéré comme une haute trahison. Ainsi, Ennahdha insistait au contraire sur la nécessité pour l’État d’être protecteur de cette religion ».
Et d’expliquer : « Cela a été un véritable combat, qui a été très pénible, mais nous y sommes arrivés, alors que l’Assemblée constituante était dominée par un parti islamiste ».
« Un pot-pourri du droit constitutionnel »
Maintenant, constate le juriste, « l’article 6 est aujourd’hui un véritable pot-pourri du droit constitutionnel tunisien, car il dit tout et son contraire. D’un côté, l’État est protecteur de la religion, qui est sacrée. De l’autre, il est également mentionné que l’on doit garantir la liberté de conscience et que les accusations d’apostasie doivent être condamnées ».
Or, argue-t-il, « cette dernière notion figure encore dans la conscience des Tunisiens. Une bonne frange de la population n’accepte pas que l’on puisse quitter la religion. Car celle-ci est considérée comme faisant partie intégrante de l’identité tunisienne ».
Clivage
Cela veut-il dire que la majorité de la population tunisienne serait hostile à la liberté de conscience? La Tunisie est divisée, constate l’auteur de l’Islam et la démocratie. En effet, « il n’y a pas de prédominance d’une société vraiment démocratique et libérale dans le pays. Discutez avec le premier venu dans un café et vous comprendrez qu’une bonne partie des citoyens est d’accord avec le fait que l’État doit avant tout être protecteur de la religion et du sacré ».
Mais, « nous connaissons des avancées considérables depuis la révolution; comme la liberté d’expression, de religion et même l’athéisme », a-t-il ajouté.
Ambivalence
Pourtant, observe Yadh Ben Achour, « la Tunisie est en effet le seul pays musulman qui reconnaît la liberté de conscience dans sa formulation arabe. C’est très important. Car, si vous lisez la Constitution algérienne, par exemple, celle-ci est censée garantir la liberté de conscience uniquement dans sa traduction française. Dans sa version arabe, on ne parle plus que de liberté de croyance. Il s’agit donc d’un excès de langage. »
Un Président conservateur et rigide
Enfin, comment expliquer la condamnation de la jeune bloggeuse Emna Chargui (coupable de parodie du Coran selon ses détracteurs. NDLR)?
« Habib Bourguiba même s’il n’était pas un démocrate, a initié avec son Code du statut personnel, très avancé dans le monde musulman pour l’époque, un formidable mouvement de révolution des mentalités. Il s’est poursuivi jusqu’à l’arrivée au pouvoir des islamistes.
Il se heurte aujourd’hui à des régressions, avec des prises de position conservatrices des autorités judiciaires et du président de la République, qui est, selon moi, un islamiste masqué.
Les juges qui ont poursuivi Emna Chargui sont des conservateurs. Tout comme l’est le président de la République actuel, Kaïs Saïed.
Malheureusement, ses positions sont d’un conservatisme et d’une rigidité étonnants. Il les a énoncés en août dernier, dans un discours d’une solennité hallucinante. Pour dire que les inégalités entre les hommes et les femmes sont clairement inscrites dans un verset du Coran qui ne peut être interprété autrement. La légalité est donc ici renvoyée aux calendes grecques ».
Ainsi s’exprimait le Pr. Ben Achour sur une affaire qui avait beaucoup nuit à l’image d’une Tunisie tolérante dans le monde.
Un témoignage de première main, puisqu’il était aux premières loges, d’un homme à qui l’élaboration de la Constitution doit beaucoup.