Quand tu feuillètes les pages du roman « Botte espagnole » du romancier tunisien Mohamed Issa Meddeb, paru aux Editions Meskiliani (Tunisie) et Massaa (Canada), ne te presse surtout pas cher lecteur. Ne te presse pas et laisse la musique du flamenco de la ville espagnole de Cartagena caresser tes tympans. Laisse libre cours à tes yeux pour admirer le charme envoûtant des danseuses espagnoles qui, avec des pas ivres de danse, tournoient et brillent de mille éclats.
Puis respire amplement la brise maritime de la charmante ville côtière tunisienne de Kélibia. Ecoute le vacarme des marins pêcheurs et le vrombissement des moteurs des bateaux de pêche qui annonce le début du voyage à la recherche du gagne-pain. Tu prêteras, également tes oreilles aux marins qui racontent les traces indélébiles des temps durs.
Avance dans ta lecture, et certainement, cher lecteur tu haïras la guerre civile espagnole (1936-1939). D’ailleurs, tu prendras fait et cause pour les Républicains, dont le héro principal du roman, Emmanuel Grigori, fait partie. Je t’entends, déjà, maudire les Royalistes et leur chef, le sanguinaire Francisco Franco.
De Cartagena à Kélibia
En effet, si la ville espagnole Cartagena est celle de la mort et de la guerre pour ces officiers qui ont préféré quitter l’Espagne pour ne pas s’impliquer dans la guerre civile espagnole, la ville tunisienne de Kélibia est leur havre de paix et leur deuxième patrie. Elle les bercera tout au long de leur séjour, surtout l’officier Emmanuel Grigori.
Ainsi, cet officier qui a la sensibilité du poète, l’abnégation d’un amoureux et le courage d’un guerrier a porté sa croix tout au long du roman. Avec la perte de l’amoureuse et le débris de souvenir d’une patrie meurtrie par les atrocités commise par les Royalistes espagnoles. De Cartagena, à Bizerte, à la Goulette à Kélibia. Tel était l’itinéraire du héros dont la dernière demeure fut le cimetière du Bourjel.
Le roman est inspiré d’un fait attesté historiquement. En effet, le 7 mars 1939, un navire a transporté des officiers républicains qui ont fui la guerre espagnole pour se réfugier en Tunisie.
Douloureuse fouille dans les souvenirs
Ce roman est celui de la fouille dans les souvenirs. D’ailleurs, le romancier a opté pour une approche rétrospective dans le roman. C’est à travers, le Professeur Anouer Kacem, l’ami de l’officier que la rétrospection et la fouille dans les souvenirs de l’histoire de l’officier se déclenchent.
En effet, la narration commence en 2015, moment où Anouer Kacem revient sur deux souvenirs: le décès de sa femme et le début de son amitié avec Emmanuel Grigori. Et comme par enchantement, le lecteur se retrouve propulsé en Tunisie de 1984, l’année de la naissance de cette amitié. Il verra, en 1939, l’ambiance funeste de la guerre civile espagnole. C’est Anouer Kacem qui sera tout au long du roman le guide du lecteur dans ce voyage dans les souvenirs.
Hymne à la tolérance et réquisitoire contre les guerres
Fuyant la guerre espagnole, Emmanuel Grigori arrive en Tunisie en 1939. Il s’est réfugié dans une Tunisie sous la colonisation française. Quel croisement historique subtil entre une Espagne meurtrie par un général sanguinaire et une Tunisie qui lutte contre le colonisateur arrogant. Deux pays qui luttent chacun à sa manière pour se libérer du joug de la dictature et de la colonisation. Le romancier nous rappelle que les peuples colonisés sont épris de liberté. Ils luttent contre les bourreaux et advienne que pourra.
Par ailleurs, Botte espagnole est aussi un hymne à la tolérance religieuse et à la tolérance entre les nations. Faut-il encore rappeler que les trois religions monothéistes cohabitaient en paix en Tunisie? Et que la discorde n’avait pas sa place entre les Tunisiens d’une époque qu’on croirait révolue! Ce thème est perceptible à travers la bonne intégration et l’harmonie d’Emmanuel avec les habitants de Kélibia. Une tolérance qui se traduit, également, par la passion dévastatrice entre Anouer Kacem et sa femme chrétienne Marcella. Oh! Cette passion dévastatrice qui ravage la différence confessionnelle et cultive le brassage des civilisations.
Un titre trompeur
Par ailleurs, venons-en maintenant au titre du roman Botte espagnole. Un lecteur non-averti se dirait que le titre se réfère aux chaussures. Non, ne te leurre pas cher lecteur. En effet, la Botte espagnole est un dispositif atroce de torture inimaginable qui remonte au Moyen Âge. C’est « une enveloppe en fer pour la jambe et le pied. Des coins en bois ou en fer ont été martelés entre le boîtier et la chair de la victime. Un dispositif similaire, communément appelé un broyeur de tibias, a pressé le mollet entre deux plaques de fer incurvées, parsemées de pointes, de dents et de boutons, pour fracturer le tibia et le péroné ».
Malheureusement, l’officier a été torturé violemment par ce dispositif par les sbires franquistes lors de la guerre. Une fois à Kélibia, pour vivre dignement, l’officier Emmanuel Grigori gagne son pain à travers la conception et la fabrication des bottes (chaussures). D’ailleurs, il a appris ce métier de son frère pendant son enfance. Quelle transformation sémantique de la botte de la torture et de l’atrocité vers la botte de la dignité et du travail décent. Composé de 306 pages, ce roman est le troisième et dernier épisode du cycle romanesque « L’espace et les religions », du même auteur.