Le 20 mars 1956, la Tunisie a mis fin à 70 ans d’occupation et de règne étrangers. Au terme d’un combat long, douloureux et meurtrier. Le pays a versé un lourd tribut pour venir à bout de l’emprise coloniale. De ce combat pour l’indépendance nationale, a émergé un pays qui a retrouvé ses racines, renoué avec son glorieux passé et redonné vie et une forte résonance au sentiment national.
Une nation était née de ce combat pour l’indépendance et la dignité. C’était, sans être démentie par les faits, la première et l’unique révolution pour la liberté, la justice et la dignité. Depuis, l’histoire n’est qu’une suite de balbutiements qui confinent souvent à l’imposture.
Le combat ne s’est pas arrêté au lendemain de la proclamation de l’indépendance. Les premières années furent, certes, les plus enthousiastes, sans être les plus faciles. Et pour cause ! Elles marquent le début d’une époque héroïque.
Des pionniers partis de rien ont su édifier un État, construire un pays, résolument tourné vers l’avenir. L’indépendance a été la plus belle et grande idée qui nous faisait rêver. Les fruits ont certes porté la promesse des fleurs, même si, au fil des années, l’inévitable a fini par se produire.
Les idéaux de liberté et de justice, qui ornaient les armoiries de la République, ne connurent pas le même sort que le principe d’ordre. La dérive autoritaire, que symbolisent le culte de la personnalité et la domination sans la moindre concession d’un parti unique, laissait peu d’espace aux idéaux et valeurs républicains.
Reste que cette atteinte à la démocratie n’a pas freiné le processus de développement économique et social. Elle l’a même accéléré, en mettant en sourdine les velléités contestataires, forçant ainsi sur les capacités d’accumulation et d’investissement.
« Le combat ne s’est pas arrêté au lendemain de la proclamation de l’indépendance »
Jusqu’au moment où le dispositif politique mis en place, sourd aux critiques, aux propositions et aux idées nouvelles, atteint ses propres limites, s’essouffle et s’arrête de lui-même. C’est la loi du genre : les dictatures, fussent-elles soft, éclairées et efficaces, ne peuvent exister au-delà de leur propre durée de vie.
La première a fait émerger un pays souverain qui a combattu et fait reculer la misère, la pauvreté, les maladies et l’analphabétisme. Elle a fait de l’éducation, de l’égalité des genres et de la santé un véritable sacerdoce. Elle a été, au final, rattrapée par la maladie infantile de toute forme d’autoritarisme et elle aura duré 31 ans, le maximum auquel pouvait prétendre ce mode de gouvernance politique.
Le « changement » de novembre 1987, qui a suscité à son annonce un énorme espoir et la promesse d’une vie démocratique meilleure, est vite tombé dans les mêmes travers. Il ne fut pas des plus heureux, démocratiquement s’entend. Il a mis peu de temps avant de connaître ses premières sorties de piste. Le discours politique se voulait plus convenable, convenu et policé, quoiqu’aux antipodes de la réalité. Le système s’est repeint la façade, mais la structure n’a pas changé quand elle n’a pas été renforcée. L’inévitable s’est de nouveau produit. L’unique parti a succédé au parti unique. À ceci près que la politique n’échappe pas à l’accélération de l’histoire. Le 2ème épisode d’une histoire qui n’en finissait pas n’aura duré que 23 ans. Le système a été emporté par une lame de fond, comme l’histoire sait en produire à intervalles réguliers.
« C’est la loi du genre : les dictatures, fussent-elles soft, éclairées et efficaces, ne peuvent exister au-delà de leur propre durée de vie »
D’une étape à l’autre, le bilan démocratique est loin d’être conforme aux standards des démocraties occidentales. Sauf que les deux systèmes, aujourd’hui bannis, sont crédités de performances économiques et d’avancées sociales que n’ont pu atteindre – loin s’en faut – leurs pourfendeurs qui ont fait, ces dix dernières années, la démonstration de leur incompétence.
L’époque Bourguiba, comme celle de Ben Ali, a su produire de la croissance, distribuer des revenus, donner une perspective aux jeunes et hisser la Tunisie dans le peloton de tête des émergents.
Le pays avait un nom, un rang, une signature et le respect des marchés financiers, en dépit de son déficit démocratique. Qui a pesé lourd à chaque fois dans la chute des régimes, quand la croissance venait à ralentir et quand il y avait moins de grains à moudre et à distribuer.
Rien ne saurait justifier la moindre dérive autoritaire ou une quelconque atteinte à la démocratie. Mais on ne peut nier le fait qu’en 2011, il y avait un État, soucieux de son indépendance, souverain, en totale maîtrise de ses moyens et de sa destinée. En
2010, le poids de la dette rapporté au PIB représentait moins de la moitié de ce qu’il est aujourd’hui et la croissance hors Covid était quatre fois plus forte. Le pays était courtisé par les marchés et plébiscité par les agences de notation et les investisseurs étrangers. Pas assez, pour n’avoir pas su satisfaire une forte demande de démocratie.
La révolution de Décembre-Janvier 2011 a failli, par la ferveur populaire qu’elle avait suscitée, gommer le 20 mars 1956. Ses mots d’ordre étaient : davantage de démocratie, de liberté, de justice, de dignité. Et d’indépendance.
« 2010, le poids de la dette rapporté au PIB représentait moins de la moitié de ce qu’il est aujourd’hui et la croissance hors Covid était quatre fois plus forte »
Où en sommes-nous de toutes ces revendications ? Que sommes-nous devenus ? Sinon les parias de la croissance et des nations. Un pays qui ne peut plus produire ce qu’il consomme, qui vit à crédit, de mendicité internationale, incapable de se procurer le vaccin anti-Covid, alors que la pandémie continue de semer la mort dans une population désenchantée, ruinée, frustrée, déprimée, méprisée. Victime qu’elle est de non assistance, alors qu’elle est en danger.
Dix ans de laisser-faire, de laisser-aller, de prédation en tout genre ont provoqué une immense saignée, comme s’il s’agissait d’une vaste entreprise de démolition et de destruction de l’économie et de la société. Un vrai carnage économique et financier.
Le pays n’est plus maître de sa politique économique, de sa diplomatie, de son destin, de sa souveraineté et de son indépendance. Le spectre de 1881 hante tous les esprits. On n’ose plus, face à la chronique d’une débâcle annoncée, imaginer un sursaut. À moins que l’esprit du 20 mars 1956 ne nous interpelle de nouveau et ne ravive notre instinct de survie.