Jeudi dernier, un universitaire tunisien était sollicité par une radio périphérique pour donner en direct, et de manière succincte, son opinion sur la portée historique de la Fête de l’Indépendance du 20 mars. Au grand dam de l’animatrice, il répondit, avec le scepticisme de celui qui ne croit plus à rien, que si l’on mesurait la signification de l’événement historique au regard de la déshérence déclarée dans laquelle se trouve aujourd’hui le pays où l’inquiétude et l’instabilité, le désenchantement et l’indifférence rongent nos volontés de maîtriser l’évolution des événements, il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir. Etat des lieux du système de représentations politiques.
L’accès à la souveraineté, qui s’annonçait en 1956 plein de promesses de liberté, de prospérité et d’un avenir optimiste et bien planifié, s’achève aujourd’hui. Et ce, par une débâcle du système de représentations politiques et une faillite économique. Lesquelles sont couronnées par le récit quotidien des jeunes migrants, les enfants des colonisés d’hier qui, chaque jour, meurent noyés. En tentant d’atteindre l’Europe parce que leur pays d’origine est devenu invivable. Mais tel n’est pas notre propos.
Le vide politique
Il y a aujourd’hui dans le pays une fracture telle qu’elle met en crise l’ensemble des systèmes de représentations politiques.
Si les excès d’Abir Moussi ont pris ces derniers temps une telle ampleur, c’est non seulement parce que l’état du pays est alarmant, allant jusqu’à susciter des doutes quant à la capacité du chef de l’Etat, du gouvernement et des partis de la coalition à en assurer l’administration; mais parce qu’aussi l’ensemble des autres partis, qualifiés par euphémisme de « modernistes » ou de « forces de progrès », traduisant en fait leur désert idéologique et leur manque d’ordonnancement politique, traversent de leur côté une crise majeure de représentativité qui n’est pas en fait si récente.
Ainsi, l’impasse politique et économique se double d’une panne idéologique des représentations politiques.
Elle est d’autant plus inquiétante qu’elle frappe simultanément les deux camps. Les islamistes, hier irrespectueux de l’hymne et du drapeau national, sont devenus les chantres de l’épopée démocratique et patriotique.
Quant aux autres partis, porteurs de noms atypiques, ils peinent à se situer vis-à-vis de leurs maigres adhérents et d’un électorat inidentifiable. Après leur défaite, ils n’ont toujours pas été capables d’en analyser les causes; ni d’indiquer sur quelle vision ils entendent se reconstruire. Ainsi, ils offrent par leur vacuité une porte d’entrée aux plus extrêmes. Bref, d’où l’on regarde c’est le vide politique qui sape tous les ressorts de l’action publique et des représentations politiques.
Pourtant, au lendemain même de la disparition de B. Caïd Essebsi, à l’occasion des élections anticipées, de nombreux groupements, mouvements ou partis politiques, s’étaient tous précipités en rangs dispersés vers le pouvoir; à la recherche d’un peuple qui voterait pour eux.
Mais, ils se retrouvèrent cruellement à côté de la plaque, en marge du pays réel. Incapables de tenir, encore une fois, les islamistes en échec. Dépités, ils se rendent aujourd’hui compte que pour retourner à la politique de manière active, il leur faudrait travailler à la réintégration de tous les déçus et les dégoûtés des politiques qui assurent vivre difficilement ce qui se passe actuellement. Et qui expriment leur désespérance de voir le champ laissé libre aux affabulateurs de tout poil. Sauf que ces organisations sont tellement affaiblies, qu’elles sont devenues incapables de se réinscrire dans une posture d’opposition à un gouvernement fortement soutenu par les islamistes; mais néanmoins fragile et précaire, incapable de surcroît de faire face aux périls auxquels le pays est confronté.
Immense désarroi
Tout cela fait que l’appel de la patrie et la fronde contre les islamistes soient aujourd’hui incarnés par une activiste politique. Au-delà, sa personnalité traduit toutefois et à plus d’un titre, l’immense désarroi, l’abattement collectif, la méfiance et le doute qui s’étaient emparés d’un grand nombre de Tunisiens qui croyaient en la liberté. Mais qui avaient commencé à déchanter devant les dérives du débat démocratique, ne sachant plus quoi penser. Et qui ne se privent plus d’invoquer l’idée qu’ils étaient, bien que soumis et résignés, plus sereins à l’époque où leur avenir était décidé d’avance et sans eux.
« L’Assemblée des représentants du peuple est censée caractériser la véritable démocratie: l’incarnation de la souveraineté qui appartient au peuple qui l’exerce par ses représentantions politiques. Or, jour après jour, un inexorable fossé s’installe impitoyablement entre un peuple et ses députés, son gouvernement et son président. »
Qui ne déplorerait pas aujourd’hui ce sentiment d’écart immense entre des élus, censés donner l’image de la droiture morale, l’intégrité, la probité, le sens civique, la défense de l’intérêt général; et la confiance accordée par leurs électeurs et leur sentiment d’être bien gouvernés par ceux qui sont chargés d’établir des lois qui s’imposeront à eux? Or, en considérant le processus législatif de façon plus réaliste, ils découvrent une institution de parias et de profiteurs. Un régime de luttes intestines et partisanes des représentations politiques, où le peuple, exclu, subi en silence leurs contrecoups. Ses représentants se soucient peu du bien commun et beaucoup de leurs intérêts personnels. Bref, que l’ARP n’est qu’un monument d’impostures, de mœurs dissolues, un lieu de scandales et de railleries. Mieux que cela car certains sont coupables de délits; mais profitent de l’impunité, vu que leur statut les met à l’abri de toute poursuite.
Les ratés et les blocages des représentations politiques
Certains voudraient conférer à la démocratie une dimension spirituelle de liberté, justice, consécration de l’Etat de droit, modération. Ceux là découvrent médusés que le dogme de la souveraineté populaire et de la rectitude de la volonté générale est plutôt une distorsion entre la réalité et l’idéal démocratique. En fait, depuis 2014 on n’a fait que transformer l’ANC en ARP. Les vocations de l’une et de l’autre avaient pourtant changé,; mais les mœurs sont restées identiques à elles-mêmes. Les éternelles joutes parlementaires d’hier, où se succédaient de part et d’autre les cris d’indignation, les critiques virulentes, les contestations, les empoignades, voire les propos calomnieux, perdurent inlassablement.
Quant au spectacle que nous donnent aujourd’hui les députés de l’ARP, qui traitent sans égard ni ménagement ministres et chefs de Gouvernement, qui s’interpellent, hurlent, vocifèrent, vilipendent, et ne peuvent discuter sans se jeter des invectives à la figure. Il est devenu pour le Tunisien l’objet ordinaire du débat démocratique et des représentations politiques.
En outre, certains ténors et sopranos, qui sévissaient pendant le mandat précédent, ont été rejoints par de nouveaux talents encore plus agressifs. Ainsi, outrages, injures, violences de langage fusent de partout et n’épargnent personne; même pas le président de l’ARP. Aggravant donc les problèmes, accentuant les ratés, multipliant les blocages d’une assemblée dite souveraine. Laquelle brille par l’absentéisme honteux de ses représentants. Leur comportement, toujours accessible par une médiatisation excessive, n’est pas sans écœurer ceux qui ont encore le respect des convenances qui régissent la vie en société. Ceux qui croyaient naïvement que le rôle d’un député était un rôle législatif actif. A savoir, celui d’élaborer les lois, voter le budget, contrôler l’activité gouvernementale et au besoin d’adapter les textes à l’évolution de la société.
Or, pour une grande partie de ceux ou celles qui occupent l’hémicycle sans convictions profondes, représenter le peuple, c’est plutôt faire sa loi! De ce point de vue les comportements erratiques d’Abir Moussi, par exemple, telle son hostilité aux obligations de sa fonction, l’occupation récurrente de certains espaces à l’intérieur de l’ARP et le blocage du déroulement des séances, participent à l’illusion démocratique qui a enivré l’âme des foules du mois de janvier 2011.
Quelques faits récents
En décembre 2020, un député du parti Attayar est blessé au sang, coulant sur son visage, après avoir été agressé par des députés d’al-Karama. Jeudi dernier, un député d’Ennahdha gifle une députée PDL dans le hall de l’assemblée et lui détruit son portable. Au désormais lexique exhaustif des grossièretés proférées par les députés, il faut joindre le brutal « ferme ta gueule » d’un représentant de la nation exaspéré par les propos de son collègue. Une « révolution » incarnée par de tels forcenés fera retomber le peuple sous un régime bien plus écrasant que n’était celui qu’ils ont renversé.
Dans cette désolante conjoncture politique, l’actualité est marquée par la diffusion quasi quotidienne de rumeurs de scandales. Mais aussi de nouvelles qui se répandent avec certitude et concernent aussi bien la dénonciation virulente de la gestion des affaires publiques et l’incurie de l’administration, que les révélations de manœuvres frauduleuses de personnages puissants, de corruption, de comportement incivique d’une partie de la classe politique, de la criminalité de mœurs, du trafic d’influence et autres comportements délictueux.
De fait, l’existence de ces activités délinquantes, devenues de notoriété publique, est aussi acceptée comme étant l’expression d’une espèce de fatalité sociale. Comme payer ses contraventions à rabais, ou avoir à payer aux douaniers des pots-de-vin pour faciliter la sortie des marchandises. Il arrive cependant qu’un délit fasse sensation en focalisant l’attention du public par la personnalité des protagonistes: des représentants de la nation qui profitent de leur statut pour commettre un acte illégal contraire à la sécurité du pays.
Détresse du quotidien
Sur ce chapitre, l’événement le plus marquant demeure sans conteste l’affaire Seifeddine Makhlouf, député et président d’un groupe parlementaire qui, accompagné d’un certain nombre de ses collègues de la coalition Al Karama a tenté d’intervenir dans la zone sous douane de l’aéroport de Tunis-Carthage pour faciliter le départ à l’étranger d’une voyageuse fichée S17.
Les agents de la police des frontières, qui ont refusé à la femme de quitter le territoire, avaient été confrontés aux menaces, insultes et autres agressions verbales proférées par les élus. Un représentant de la nation transformé en passeur? Makhlouf, avocat de son état, plaiderait pour « un coup de main », un « acte gratuit de vraie solidarité »; plutôt que d’une exploitation vénale de la misère humaine.
Sous d’autres cieux, ce serait là un délit qui justifierait l’inculpation du chef d’accusation d’aide à la sortie commis en bande organisée, et association de malfaiteurs. En l’espèce se prévaloir de son statut de député protégé par l’immunité parlementaire pour faciliter le voyage d’une personne fichée S17, en trompant la police des frontières.
Qui aurait cru que dix ans an après le dit « printemps arabe » on serait acculés: à craindre l’hégémonie de certains partis; à condamner l’arbitraire de la justice; et à dénoncer les propos outranciers des représentants de la nation traités en vedette et qui défient l’Etat?
Comment, au vu d’un tel bilan, fortement anxiogène, prétendre, non pas au bonheur, devenu carrément inaccessible, mais simplement faire face à la détresse du quotidien?
« A force de tout voir on a fini par tout supporter. Et à force de tout supporter l’on finira par tout admettre. Depuis le 14 janvier 2011, la déraison politique est devenue à tous les étages un défi permanent aux principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »