En recevant le mardi 30 mars 2021 son ministre des Affaires étrangères, Kaïs Saïed, le président vertueux, bon, juste, prévoyant et qui se soucie du peuple tout entier avait constaté, à son grand dépit, que la plus noble et exclusive dignité de sa fonction, la diplomatie, est de plus en plus usurpée par des personnalités secondaires. Ces dernières cherchant à se bâtir une image politique et médiatique internationale; en empiétant carrément sur le domaine réservé du chef de l’Etat.
Excédé de voir s’étendre au-delà du raisonnable le dévoilement des ambitions de certaines personnalités ou groupes susceptibles de conduire à des stratégies distinctes en matière de relations internationales, Kaïs Saïed a fini par s’insurger. « Il n’y a qu’un seul Etat et une seule politique étrangère en Tunisie », a-t-il déclaré. En appelant à « mettre fin à de telles pratiques qui entravent le bon fonctionnement des rouages de l’Etat ».
Il est vrai que la confusion dans laquelle le pays est plongé depuis plus d’un an a produit une succession de tensions inédites. A commencer par l’anarchie qui règne au parlement. Conduisant à la rupture quasi définitive entre les citoyens et leurs représentants. Mais aussi, les conflits ouverts qui opposent les représentants des trois pouvoirs. Et les interférences, à la fois rhétoriques et idéologiques, en matière de politique étrangère qui ont atteint des sommets et ne laissent pas les chancelleries indifférentes.
Tout le monde s’y met, à commencer par le président de l’ARP qui se prend pour le cœur de l’exécutif. Il s’entretient avec des ambassadeurs et des dignitaires en mission. Il reçoit des invitations pour des visites officielles, entreprend des voyages éclair hors du pays dont l’objet ne sera jamais révélé. De même, il engage des pourparlers avec des personnalités étrangères qui, espérons-le, n’engagent que lui.
De son côté, le chef de Gouvernement, sans prédisposition pour le leadership, ni bilan collectif, ni programme de réformes et pas de propositions pour redresser un pays délabré, qui s’agace de ceux qui lui parlent de démission, s’agite dans tous les sens et accueille pour sa part des représentants et des délégations des pays étrangers qui défilent dans son salon, un peu comme les loups attirés par « l’odeur du sang ».
Enfin, certains membres de partis de l’opposition qui, s’estimant persécutés, s’en vont exprimer leurs griefs à un plénipotentiaire étranger. A charge pour celui-ci d’en apprécier la véracité et d’en référer à ses supérieurs, dans l’attente des consignes.
La Tunisie est devenue ainsi le lieu d’un chassé-croisé d’intrigues. En mêlant tour à tour le personnel politique, les chancelleries, les services de renseignement étrangers, les médias, les lobbies. De même que la possibilité pour les corrupteurs et les corrompus de s’adonner à leur sale besogne.
Pendant ce temps…
Conformément à la nouvelle Constitution, les deux fonctions régaliennes, le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense, demeurent, comme par le passé, la chasse-gardée du chef de l’Etat; dans la ligne tracée par le système politique précédant 2014.
En effet, en accédant à la tête de l’Etat, Béji Caïd Essebsi avait perpétué une tradition héritée des institutions de la Vème République en France. Laquelle consiste à ce que la nomination du détenteur de ce portefeuille procède d’un choix exclusif du chef de l’Etat et échappe à tout marchandage.
Cependant, Kaïs Saïed, qui tient scrupuleusement au respect des règles de la Constitution en matière d’attribution des pouvoirs du président de la République, aurait été bien inspiré de méditer l’article 89, qui concerne la composition du gouvernement. Car, il y est stipulé « qu’en ce qui concerne les deux ministères des Affaires étrangères et de la Défense, le choix est fait (par le chef de Gouvernement) en concertation avec le président de la République ». Une disposition de la Constitution qui, étrangement, ne respecte pas la clarté de la loi et laisse la porte ouverte à toutes les interprétations. Elaboré en commun, le choix du ministre des Affaires étrangères n’implique donc pas qu’il serait entièrement subordonné au président de la République, qui le choisit personnellement et peut le révoquer à tout moment.
« La Tunisie est devenue ainsi le lieu d’un chassé-croisé d’intrigues. En mêlant tour à tour le personnel politique, les chancelleries, les services de renseignement étrangers, les médias, les lobbies. De même que la possibilité pour les corrupteurs et les corrompus de s’adonner à leur sale besogne »
Dans l’esprit de Kaïs Saïed la tradition sera sauvegardée malgré tout. Ainsi, le ministre des Affaires étrangères pilote la politique extérieure au jour le jour. Et ce, sous la seule autorité de Kaïs Saïed qui imprime sa marque en matière diplomatique. Il se réserve donc une entière marge de décision, aussi bien en matière de conception de la diplomatie que d’administration et de gestion du personnel diplomatique.
Quant au ministre, il est censé assurer une gestion pure et simple, dépourvue de toute orientation politique ou géopolitique d’envergure. D’où cette autre tradition qui consiste à confier la charge du département à des personnalités sommaires et sans envergure. Hier ce fut Janhaoui, aujourd’hui c’est Jerandi. Des commis de l’Etat qui se distinguent par la vacuité de leur discours. Soit un modèle de banalité et de superficialité correspondant à un monde imperturbable.
A nous donc de deviner, dans les abysses des propos, l’orientation que l’Etat entend donner à une diplomatie. Laquelle se résume à l’invariable « concrétisation des attentes du peuple tunisien »; et « la bonne entente avec tous les pays voisins ».
Dans ce musée du grotesque, toutes les rengaines du répertoire diplomatique sont répétées à satiété. A savoir: renforcer les relations bi ou multilatérales; discuter des moyens de bâtir avec ses homologues des liens dans les années à venir; célébrer par des cérémonies de signature de traités portant sur des projets de coopération qui, le plus souvent, restent sans suite. On se réjouit de voir le ministre serrer les mains de ses homologues. On s’amuse de les regarder se congratuler mutuellement, rechercher les compliments réciproques, s’arracher l’un à l’autre des propos élogieux sur l’engagement de leurs pays pour la paix et la prospérité. Et lorsqu’ils se séparent, il s’avère toujours que l’un trouve l’autre remarquable. Ce ne sont la plupart du temps que des révérences, compliments, solennités, qu’il y a de quoi crever de rire.
S’il y a bien un indicateur qualitatif grâce auquel on devrait pouvoir mesurer, de façon assez objective la profonde inaptitude de l’Etat et du chef de l’Etat à composer avec la nouvelle réalité du monde, c’est bien celui des affaires étrangères.
Kaïs Saïed, qui entend bien marcher dans les pas de son prédécesseur serait, de par l’idée qu’il se fait des relations extérieures, du style qui l’exprime, du contenu du message diffusé, en total déphasage par rapport aux nécessités imposées par l’évolution rapide du système international et de ses règles du jeu. Et, partant, incapable de s’interroger sur les possibilités même de faire évoluer sans attendre les grandes composantes de la politique étrangère.
Alors Kaïs Saïed regarde le monde changer avec une impuissance navrée. Incapable d’unir le pays autour de l’essentiel en fait de sérénité intérieure et de paix extérieure. Tel qu’il voyait les choses, le président de la République avait fini par croire en l’existence d’une sorte « d’Etat profond ». Des puissances occultes qui l’empêcheraient de gouverner et opposent des résistances à sa volonté de mener à bien et en toute autorité la politique étrangère du pays. D’où cette réaction intempestive contre les empêcheurs de tourner en rond.
« Kaïs Saïed, qui entend bien marcher dans les pas de son prédécesseur serait, de par l’idée qu’il se fait des relations extérieures, du style qui l’exprime, du contenu du message diffusé, en total déphasage par rapport aux nécessités imposées par l’évolution rapide du système international et de ses règles du jeu »
Ce que métier de diplomate veut dire
Mais, pour prétendre aujourd’hui exercer le métier de diplomate, il faut se prévaloir des qualités entretenues par un parcours diversifié. Il exigea la capacité d’écoute et de compréhension des positions des autres, de cette fermeté et cette force de conviction indispensable à la défense des intérêts du pays.
Toutefois, s’il suffit au médecin d’être détenteur d’un diplôme de médecine pour revendiquer une identité de métier, aucun diplôme acquis en formation initiale n’autoriserait à se prévaloir du titre de diplomate. La liste de ces savoirs, savoir-faire et savoir-être, est impressionnante. Pourtant, les mœurs de nos diplomates ne gouvernent guère chez eux que les voyages, les diners et les réceptions. La spécificité de leur travail se résume à leur hantise d’une fin de mission proche, à leur carrière et au grade.
Pourtant leur séjour, chèrement entretenu, est censé impliquer des tâches bien utiles d’observation, d’alerte, d’analyse, de prospective, d’exploration de marchés et de prospection des opportunités économiques. Dénouer des crises, régler des conflits, contribuer à affermir la confiance des gouvernements étrangers envers la Tunisie relèvent aussi de leur mission.
Or, s’ils se contentaient naguère d’être les serviteurs dociles d’une politique de routine d’un régime autoritaire, des commis entièrement subordonnés au chef de l’Etat qui les choisit personnellement et les révoque quand bon lui semble; ils se retrouvent aujourd’hui tirés en tout sens et à diverses reprises par les intérêts contradictoires des uns et des autres: gouvernement, ministres, parlementaires, société civile. Et ils sont la plupart du temps les derniers informés.
(1ère partie)