Selon les récentes consultations de 2021 au titre de l’article IV avec la Tunisie, achevées récemment, le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une légère reprise de la croissance économique de 3.8% en 2021.
Pour ce faire, les recommandations à court et moyen termes du FMI se focalisent sur huit thèmes principaux. Il s’agit immédiatement de continuer à soutenir les populations vulnérables et les secteurs affectés par la crise sanitaire, de relancer l’économie pour créer des emplois et de commencer à restaurer la soutenabilité des finances publiques.
Pour le moyen terme, il s’agira de renforcer et de mieux cibler la protection sociale et d’augmenter les investissements publics ; de promouvoir l’initiative et l’investissement du secteur privé ; procéder à une réforme profonde des entreprises publiques ; de consolider le déficit budgétaire pour la soutenabilité des finances publiques ; donner la priorité à une inflation faible et stable pour la solidité du secteur financier et de déployer des efforts en matière de bonne gouvernance, de transparence et de lutte contre la corruption.
En ce sens, Chris Geiregat, chef de mission pour la Tunisie au FMI, nous livre plus de détails. Interview.
Le Conseil d’administration du Fonds monétaire international (FMI) a achevé récemment les consultations de 2021 au titre de l’article IV avec la Tunisie. Donnez-nous un aperçu des grandes lignes de ces consultations.
Comme dans le reste du monde, 2020 a été un « annus horribilis » pour la Tunisie, avec un recul économique majeur et inégalé de plus de 8% et une aggravation de la pauvreté. En 2021, nous prévoyons une légère reprise de l’activité économique de 3.8%.
Sur le plan économique, nous voyons, comme les autorités tunisiennes d’ailleurs, deux priorités immédiates pour 2021 : la première, continuer à soutenir les populations vulnérables et les secteurs affectés par les effets de la pandémie, et relancer l’économie pour créer des emplois; et la deuxième, commencer à restaurer la soutenabilité des finances publiques.
Donc, avec des marges de manœuvre budgétaires érodées, il sera nécessaire de prioriser les dépenses sanitaires et sociales, ainsi que l’investissement public, pour soutenir la relance. Pour le moyen terme, nos recommandations se regroupent autour de six thèmes principaux. Notre première recommandation est de renforcer et mieux cibler la protection sociale et d’augmenter les investissements publics (notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’infrastructure).
Pour parvenir aux arbitrages budgétaires nécessaires, les futurs budgets devraient réduire le poids de la masse salariale de la fonction publique, éliminer graduellement les subventions énergétiques (tout en protégeant les ménages vulnérables), réduire les transferts aux entreprises publiques, et assurer une plus grande équité dans le système fiscal. La deuxième recommandation est de promouvoir l’initiative et l’investissement dans le secteur privé.
« 2020 a été un « annus horribilis » pour la Tunisie, avec un recul économique majeur et inégalé de plus de 8% et une aggravation de la pauvreté »
Pour rompre avec les résultats économiques plutôt décevants de la décennie passée, le privé devrait devenir le moteur principal de création d’emplois solides et de croissance inclusive et durable.
Ceci permettra à la Tunisie de tirer parti de son grand potentiel économique et d’investir plus dans des secteurs émergents comme l’économie verte et digitale. Des actions politiques seront nécessaires pour s’atteler, de manière décisive, à la question des monopoles, des goulots d’étranglement dans l’infrastructure (comme dans les ports) et à celle de l’efficacité de la bureaucratie.
Dans ce contexte, nous recommandons une réforme profonde des entreprises publiques qui, globalement, sont inefficaces et surendettées, ont des arriérés et bénéficient de garanties et de transferts récurrents et importants de l’État.
Cette réforme devrait ré-évaluer le rôle de ce secteur dans l’économie tunisienne, centraliser sa tutelle, renforcer la gouvernance, et améliorer la transparence financière. Celle-ci est essentielle à la fois pour maîtriser le déficit des finances publiques et pour développer le secteur privé. La quatrième recommandation consiste à consolider le déficit budgétaire pour regagner la soutenabilité des finances publiques à moyen terme.
S’agissant des politiques monétaires et financières, nous recommandons à la Banque Centrale de Tunisie (BCT) de continuer à donner la priorité à une inflation faible et stable et de veiller à la solidité du secteur financier.
Enfin, le sixième thème de nos recommandations concerne la bonne gouvernance, la transparence et la lutte anti-corruption, où les efforts devraient continuer sans cesse.
Qu’est-ce qui fait que le FMI est arrivé à la conclusion que finalement, les réformes entreprises en Tunisie, ou qui devraient l’être, n’ont pas été menées à leur terme parce qu’elles n’ont pas été validées par la société civile ?
Nous saluons l’initiative des autorités tunisiennes d’élaborer leur propre programme de réformes, une initiative qui donnera de la crédibilité aux intentions des autorités de s’attaquer aux dossiers difficiles. Nous sommes convaincus que la crédibilité est un ingrédient fondamental pour l’achèvement des réformes difficiles.
Le deuxième ingrédient essentiel est la bonne communication. C’est la raison pour laquelle nous encourageons un dialogue national avec la population et les principales parties prenantes (comme les syndicats, les associations d’employeurs, la société civile) pour expliquer et discuter du « pourquoi » et « comment » des enjeux, et de ses bénéfices complets pour la société en termes de protection sociale, d’emploi et de prospérité.
Ce dialogue national devrait permettre d’établir un consensus ou « pacte social », où chaque partie prenante s’engage à faire les réformes qui la concernent, afin que la totalité des réformes puisse produire des résultats. Je dois noter que ce consensus est important pour le succès du programme de réformes des autorités, indépendamment de l’engagement auprès du FMI. Dans le passé, cette appréciation n’était peut-être pas suffisamment présente, ce qui, peut-être, explique en partie la résistance au changement.
Par quel mécanisme peut-on impliquer la société civile ?
Les autorités sont mieux placées que nous pour déterminer les modalités et mécanismes d’engagement. La Tunisie est une démocratie bien vivante et active. D’ores et déjà, je noterais qu’à l’occasion récente du dixième anniversaire de la révolution, il y a eu, dans la société, un début de dialogue sur les acquis et les défis à surmonter après cette première décennie démocratique. Ce dialogue, on l’a vu dans la presse, dans les cercles académiques, dans le domaine politique, et dans la société civile.
D’après vous, est-ce que l’organisation des rencontres de Beit El Hikma, dont la première a été tenue le 17 mars 2021 en présence du chef du Gouvernement, du gouverneur de la BCT, du président de l’UTICA, du secrétaire général de l’UGTT et des acteurs et experts économiques, viennent suite aux recommandations du FMI ?
Nous saluons toute initiative des autorités tunisiennes qui réunit les différents groupes de la société civile autour de la table pour discuter de la situation de l’économie tunisienne et qui échange des idées sur les différentes pistes de réformes. Nous estimons que ce genre de débat est important pour aboutir à un consensus national autour des priorités en matière de réformes.
En 2010, le budget de l’État était de l’ordre de 17 milliards de dinars avec une masse salariale de 6,5 milliards de dinars, soit 38% du total budget. En 2020, le budget a été de 47 milliards de dinars, dont une masse salariale de 19 milliards de dinars, soit 40% du total budget. Entre-temps, l’effectif était de 425 mille en 2010 contre 700 mille fonctionnaires en 2020, soit une hausse de plus de 50%.
Comment peut-on agir sur cette masse salariale ? Comment cela est-il possible, sans déclencher une autre révolution, sachant qu’on a actuellement environ 800 mille chômeurs ?
En effet, la masse salariale de la fonction publique a augmenté de manière massive dans les dix dernières années. Même en 2020, la masse salariale de la fonction publique a cru de 14,6% du PIB à 17,6% du PIB (parmi les plus élevées dans le monde). Des hausses de salaires ont été programmées, ce qui est difficile à justifier, vu la situation précaire des finances publiques, et avec un secteur privé particulièrement touché par la crise sanitaire.
Notre rapport mentionne plusieurs pistes pour réduire le poids de ces dépenses. Pour commencer, il est logique que les nouveaux recrutements se basent sur les compétences des candidats. Une autre piste potentielle est d’adopter une
règle : limiter la hausse de la masse salariale à un rythme moindre que celui de l’inflation.
Ceci diminuerait le poids en termes de PIB. On pourrait aussi limiter le taux de remplacement des fonctionnaires qui partent à la retraite, par exemple, en remplaçant un retraité sur quatre. Au-delà de la gestion salariale, la modernisation de l’administration pourrait aussi générer des économies à terme, par exemple à travers des investissements dans la digitalisation de la bureaucratie.
Enfin, il est essentiel que les réformes pour le développement du secteur privé soient engagées rapidement, afin de créer des opportunités d’emploi soutenables et de réduire le taux de chômage, qui est autour de 17,4%.
Qu’entendez-vous par fiscalité équitable ?
Nous pensons que des politiques fiscales, avec une assiette fiscale large et une bonne administration fiscale, pourraient faire en sorte que tout le monde contribue avec sa part et que les distorsions économiques soient minimisées. Par exemple, une bonne implémentation des contrôles ponctuels, une simplification des exemptions et des régimes spéciaux (« dépenses fiscales »), et une revue du régime forfaitaire pourraient être considérées.
Ces mesures pourraient être accompagnées d’une réduction du taux de certaines taxes pour toute la population, permettant ainsi la relance du secteur privé. A terme, on pourrait aussi considérer le développement de la taxe sur la propriété, qui est plus juste et plus efficace pour la taxation du capital.
La dette de la Tunisie n’est plus soutenable aujourd’hui. Comment alors peut-on relancer l’économie tunisienne, au moment où on ne peut plus la relancer ni par la demande, compte tenu du déficit budgétaire qui est de l’ordre de 11%, ni par la politique d’offre, compte tenu de la fiscalité qui a montré ses limites et de la hausse du taux d’intérêt ?
Le rapport du FMI a noté que la dette publique de la Tunisie deviendrait insoutenable, à moins qu’un programme de réformes solide, crédible et bénéficiant d’un soutien étendu soit adopté. Les autorités tunisiennes sont d’accord avec cette analyse et nous sommes confiants que le plan de réforme en élaboration incorporera l’objectif de retrouver les équilibres budgétaires.
Dans cette situation difficile, il est nécessaire de réorienter le budget en favorisant les dépenses sanitaires et sociales, de sélectionner des projets d’investissements publics qui soutiennent la croissance et la création d’emplois privés, et surtout d’économiser dans la masse salariale, les subventions énergétiques et les transferts aux entreprises publiques.
Pour ce qui est du change, est-ce que vous recommandez la flexibilité du taux du change ? Mais cette flexibilité serait l’équivalent de la dépréciation du dinar, ce qui ne va pas promouvoir les exportations et rationnaliser les importations dans le contexte actuel de la Tunisie, tout en impactant par la suite l’inflation.
Après une période de politique monétaire laxiste, avec une flambée de l’inflation et une dépréciation du dinar, notamment en 2018, la BCT a réussi à réduire graduellement le taux d’inflation. Ceci est un véritable acquis et c’est aussi pourquoi nous recommandons vivement d’éviter le financement monétaire du déficit budgétaire, parce que de telles opérations risquent de compromettre fortement les progrès des dernières années.
La politique monétaire de la BCT opère à travers les taux d’intérêt, et un taux de change fixe est incompatible avec ce régime. En plus, maintenir un taux de change à un niveau déséquilibré (notamment trop apprécié) risque d’affecter les réserves internationales, de favoriser les importations au détriment de la production locale et des exportations, et de créer une attente biaisée des risques de change.
Je voudrais aussi noter qu’un taux de change flexible ne veut pas nécessairement dire une dépréciation du dinar, car dans un régime de change flexible, le dinar peut s’apprécier comme se déprécier, selon les chocs économiques et les politiques économiques poursuivies. Dans ce contexte, nous saluons le travail de la Banque Centrale pour introduire des instruments financiers afin de couvrir le risque de taux de change.
Que signifie le renforcement de la gouvernance, notamment au niveau des entreprises publiques ?
La bonne gouvernance, la transparence et la lutte contre la corruption constituent un fil directeur pour tous les domaines de réforme. Faire des progrès dans ces domaines créera plus de confiance de la population dans le secteur public, réduira le gaspillage des ressources financières, attirera des investissements et permettra ainsi de stimuler la croissance et la création d’emplois.
Au niveau des entreprises publiques, les défis de gouvernance se trouvent à la fois au niveau de la tutelle et de la gestion de l’entreprise. Actuellement, la tutelle des entreprises publiques est répartie entre plusieurs ministères, ce qui complique la mise en œuvre d’une stratégie cohérente. Nous recommandons la création d’un organisme de tutelle centralisé. Au niveau de la gestion d’entreprise, des efforts pour professionnaliser les conseils d’administration et leur donner plus d’autonomie dans les décisions opérationnelles sont en cours. Ces efforts devraient continuer.
La relance de l’économie est conditionnée aujourd’hui par la capacité d’un pays à vacciner. Le fait que la Tunisie est parmi les pays qui tardent à vacciner sa population, comment peut-on relancer l’économie ?
La campagne de vaccination démarre, et l’achèvement de cette campagne est une priorité immédiate pour sortir le pays de la crise et relancer l’économie. Le succès de la campagne de vaccination sera un élément important pour retrouver la croissance et créer des emplois.
Par quel moyen peut-on limiter les subventions énergétiques ?
La récente hausse des prix internationaux du pétrole est un facteur de risque pour l’économie et pour le budget de l’État. Ce dernier a été préparé avec une projection du prix du baril à 45 dollars, alors qu’il dépasse déjà 60 dollars.
Si les prix intérieurs ne reflètent pas cette réalité, l’État devra subventionner la différence, avec un coût budgétaire d’environ 130 millions de dinars pour chaque dollar additionnel. En plus de la situation budgétaire difficile, ces subventions bénéficient surtout aux ménages les plus aisés, et elles n’incitent ni à conserver les énergies existantes, ni à investir dans des énergies renouvelables. Ainsi, elles gaspillent des ressources et contribuent au changement climatique.
Toutes ces raisons expliquent pourquoi l’introduction d’un mécanisme mensuel d’ajustement des prix à la pompe est une bonne démarche. A terme, avec l’introduction de transferts ciblés aux ménages les plus démunis, des subventions comme celles accordées aux trois produits énergétiques pourraient être éliminées graduellement.
Quel est votre message pour les Tunisiens ?
D’abord, je voudrais exprimer mes plus profondes condoléances à tous les Tunisiens et Tunisiennes qui ont perdu des proches à cause de la pandémie. Espérons tous que la campagne de vaccination mondiale en cours aidera à vaincre rapidement la Covid-19.
Sur le plan économique, l’année 2021 sera difficile, mais je suis optimiste sur le fait que le rebond économique accompagnera le succès de la campagne de vaccination. Je suis aussi optimiste quant à la détermination des autorités de relever les défis immédiats liés à la pandémie et d’assurer la relance économique et la création d’emplois, le renforcement du filet de protection sociale et la soutenabilité des finances publiques.
Avec un consensus national pour entamer des réformes, qui valorisera le grand potentiel économique de la Tunisie, la nouvelle décennie pourrait apporter plus d’opportunités et de prospérité partagées. Le FMI et les partenaires internationaux seront là pour accompagner la Tunisie.