Debout derrière un micro figé, les mains posées à plat sur le pupitre, gardant la tête haute, serein mais le regard vide. L’orateur est vêtu d’un costume sombre avec chemise blanche et cravate marine. Ce qui ne facilite pas l’impression de hiérarchie ni ne détermine le rang social. Ses lunettes, il les porte comme un accessoire visuel. Mais elles ne lui procurent aucune touche intellectuelle; ni ne suscitent d’intrigues non plus.
La mine austère, il arbore en permanence un visage impassible, impénétrable, avare de sourire. Celui d’un haut commis de l’Etat imbu des vertus de la discipline et de la valeur de la sanction. Bureaucrate, plutôt que fonctionnaire, il se distinguait par sa capacité à absorber le chaos et son idéal propre d’une vie balisée, sans intrigues, où il n’y a pas place pour l’imprévisible.
Sa méfiance pour la culture, son formalisme, son inavouable penchant pour la censure, ne sont que le triomphe de l’obséquiosité. Agent d’autorité, qui peut commander au nom de l’Etat, détenteur d’une parcelle des pouvoirs souverains qui appartiennent à la nation faisant les lois, il se sentait investi d’une véritable fonction publique.
Cependant, pour lui, le service public consiste moins à servir qu’à rêver des promesses de carrière. Observer attentivement l’évolution de la grille indiciaire et les relèvements du traitement. Essayer de remonter la filière hiérarchique jusqu’aux échelons les plus élevés. La conséquence en est la docilité envers des supérieurs dont dépendait la rapidité d’une carrière rarement observée par les caciques de la fonction publique.
Novice en politique, habitué à obéir aux instructions de ses supérieurs, il est peu enclin à la confrontation des opinions. Il a du mal à accepter l’indépendance des contre-pouvoirs, ni tolérer que l’on contrevienne à la norme autorisée. Il est aussi incapable d’exprimer l’avant et l’après. Et les rares fois où il se retrouve contraint de prendre la parole en public, il se révèle un piètre communiquant. Se contentant de lire son discours d’un ton monotone, sans être capable de donner du sens à ce qu’il dit.
Le reste du temps, il s’enferme dans une posture de commandement. Laquelle consiste dans le fait d’imposer son point de vue aux autres, sans définir des priorités claires ni d’être conscient des enjeux stratégiques. Sans faire connaître et défendre ses convictions ni effectuer des choix. Sans prendre et faire appliquer les décisions nécessaires. Tout le contraire du principe de gouvernement politique.
Toute fulgurante ascension aux plus hautes fonctions ne surprend aucunement dans un régime, dit représentatif. Lequel ne repose ni sur l’excellence, ni sur le talent; ni sur le prestige, ni sur la notoriété.
Dans un pays où l’idée de démocratie se confond avec l’auto-gouvernement du peuple, autrement dit le gouvernement des masses informes. Et donc inaptes à organiser des politiques équilibrées et cohérentes. Favorisant ainsi la rupture des liens entre institutions et sociétés; ainsi qu’entre institutions et valeur de la théorie démocratique. L’idée même d’une élite dirigeante, influente, intégrée dans les sphères de décisions et préoccupée par les affaires publiques, est complètement bannie.
Pour le grand public si mal formé politiquement des problèmes du gouvernement, manipulé par des partis qui n’exercent aucun rôle éducatif et citoyen sur leurs partisans, le concept d’élite dirigeante, parce que compétente, relève d’une conception indubitablement anti-démocratique. Aucune place ne sera dès lors concédée aux individus qui tenaient ou tiennent une place prépondérante dans plusieurs espaces d’activité, par l’importance qu’ils doivent aux fonctions assumées.
Aux questions « qui dirige » et « qui gouverne », qui permettaient de mieux qualifier l’élite, le principal critère retenu est désormais celui de « qui contrôle du pouvoir ». Quant aux élections, supposées être au cœur même du processus démocratique, et qui devaient servir de mécanisme destiné à choisir les meilleurs et les plus aptes à gouverner. Elles consistent en une compétition entre bandes rivales. Installant aux postes de commande des hommes qui n’ont pas la sagesse, ni la morale, ni la faculté de discerner ce qui est le bien commun de la société.
L’histoire de la Tunisie de ces dix dernières années abonde en exemple de « parleurs » qui suscitaient autour d’eux de petits cercles d’auditeurs; mais jamais des orateurs populaires de valeur. Une fois élus, leur insuffisance devient une nuisance fondamentale. En ce qu’elle stérilise les débats et les abaisse aux pensées les plus rebattues et aux lieux communs les plus médiocres.
Si le secret est un instrument courant dans le cadre de l’exercice du pouvoir légitime; en revanche le secret est inadmissible dès lors qu’il menace l’ordre politique ou le salut de l’Etat.
La nomination de H. Mechichi serait-elle le nœud d’une pièce dramatique? Le point d’embarras causé par la fourberie de deux instigatrices?
C’est en tout cas ce qui ressort de l’affaire Maya Ksouri. Une experte hystérique de la vie politique, doublée d’une femme de réseaux, qui squatte depuis des années les plateaux de télévision. Elle avait explicitement suggéré à la cheffe de cabinet du président la République, Nadia Akacha, une machination diabolique visant à écarter l’ancien chef du Gouvernement Elyes Fakhfakh soupçonné de vouloir appliquer la même politique que Y. Chahed. Et son remplacement par Hichem Mechichi, ancien conseiller de Kaïs Saïed à Carthage et ancien ministre de l’Intérieur.
Une si belle promotion ne manquerait pas, pensaient-elles, de faire de celui qui jusque-là n’exécutait que ce qui lui était prescrit, l’éternel obligé du chef de l’Etat. En somme, son « homme de paille » et celui de ses courtisans. Bref! Détruire un favori, pour en mettre un autre à sa place et le tour est joué.
Les intrigues, dans le contexte politique, possèdent une valeur négative. Mais, à l’image des femmes des cours, telle que Nadia Akacha, elle tient sa spécificité de son ambiguïté et de sa situation intermédiaire. Et ce, entre secret légitime d’État et conspiration menée vraisemblablement à l’insu du chef de l’Etat. Ce qui la caractérise, c’est de viser les intérêts privés dans les lieux du service de l’État. Le micmac est la pratique de certaines personnes qui embrouillent les choses afin d’en profiter.
En fait, ce plan machiavélique n’est pas simplement le choix d’une personnalité plus marquante qu’une autre. Il est au cœur de la nature du régime politique lui-même. Et il rend compte de la frustration du chef de l’Etat et de son entourage. Lesquels se voient ainsi privés de prérogatives auxquelles ils ne peuvent légitimement prétendre.
En effet, tout président qu’il est, Kaïs Saïed n’est pas le chef de Gouvernement et ne le sera jamais. Le but de cette monumentale entourloupette, imaginée par Maya Ksouri et jugée séduisante par Nadia Akacha dans la toute première ferveur de sa vocation d’habile manœuvrière de coups tordus, est de permettre à Kaïs Saïed, dessaisit de tous les attributs de la gestion des affaires de l’Etat, de gouverner au lieu et place du chef du Gouvernement.
Une fois abrité derrière cet « homme de paille », c’est lui qui prendra en réalité toutes les décisions importantes. Un tel dessein trouve son pendant dans le grand manège de la fraude fiscale. Car derrière tout « homme de paille » se trouve un gérant de fait. Et c’est sur le prête-nom que se reporte la responsabilité du vrai fraudeur.
Ainsi, pour maintenir un semblant d’équilibre du pouvoir, il fallait choisir un homme issu de la nomenklatura de hauts fonctionnaires, sans étiquette politique, gouvernable et obéissant. H. Mechichi sera alors réduit à n’être qu’un « homme de paille » sans intérêt. Une masse d’inertie totalement assujettie au palais. H. Méchichi, tout en étant considéré par l’opinion publique, et à juste titre, comme le chef incontesté de l’exécutif, ne serait en réalité que « l’homme de paille » de Kaïs Saïed. Un chef d’Etat peu charismatique, qui n’assume pas son altérité. Mais qui désire être tout puissant, dans le sens où il n’en fait qu’à sa tête; qui croit que sa vision du réel est la bonne et qu’elle est valable pour tous.
Mais, les choses ne se sont pas passées comme prévu. Car une fois le vote de confiance établi en sa faveur par l’ARP, H. Mechichi se rend compte qu’il existe bel et bien. Et qu’il est un sujet pensant, qu’il peut décider de lui-même.
Alors il fait de la résistance, se rebelle et rompt le serment de loyauté qui le liait au chef de l’Etat. Il prend ses distances et décide en toute autorité de recomposer son gouvernement, en se débarrassant des hommes du président.
On connait la suite. Pour se prémunir de toutes représailles exercées par le palais, il appelle à son aide l’intendant des allégeances et le dispensateur des protections, R. Ghannouchi, qui l’assure contre toute disgrâce.
C’est alors à Mechichi de troquer son autorité et sa liberté d’action contre la désastreuse dépendance; avec les versatiles islamistes qui le tiennent aujourd’hui à bout de bras. Mais demain?
Jusqu’à l’inéluctable nomination de son successeur, H. Mechichi continuera à diriger un gouvernement fictif et à expédier des affaires; avec l’illusion de la permanence des services publics. Pendant ce temps, le pays s’étiole et périt.