Dans un contexte inflammable de pandémie et de tensions sociales et politiques, le pays voit poindre à l’horizon la menace de « banqueroute ». L’agence Moody’s a baissé la note souveraine de la Tunisie de B2 à B3, soit l’avant dernier cran du plus haut risque (high creditrisk). La décision se justifie par le scepticisme quant à l’aptitude et la volonté de l’Etat d’assainir ses finances publiques. Quelques jours après cette décision, le Conseil d’administration du FMI annonce avoir achevé les consultations 2021en ce qui concerne la Tunisie au titre de l’article IV. Les nouvelles sont mauvaises, elles font écho au pessimisme de l’Agence Moody’s. Il est notoirement connu que fonctionnaires du FMI et experts des agences de notation prennent souvent le café ensemble !
Où allons-nous ? Le scénario grec, voire libanais plane au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès, alors que les trois têtes du pouvoir se disputent la légitimité du peuple et que les députés parlementent autour du sexe des anges. Quelques chiffres qui donnent le tournis. La dette a atteint 103% du PIB, le déficit budgétaire 11.5% du PIB, la masse salariale de la fonction publique 17.6% du PIB (une part des plus élevées au monde), le cumul des déficits des entreprises publiques est de 8% du PIB. Ainsi, le total des deux déficits atteint bon an mal an près du cinquième du produit national ; la tendance continue crescendo.
La jeune démocratie tunisienne survivra-t-elle à un désastre économique annoncé ?
Le rapport du FMI est à juste titre alarmiste, il exhorte les autorités tunisiennes à révéler aux Tunisiens la gravité de la situation. De quoi s’agit-il ? Le surendettement a atteint le seuil de « l’insoutenabilité », l’encours global de la dette qui s’envole est constitué à près du tiers (29%) par des crédits domestiques. Même si la dette est encore « soutenable », la hausse du taux d’intérêt, au vu du risque souverain et du service de la dette, achèvera de mener l’économie à la cessation de paiement en l’absence d’un sursaut salvateur.
Le ministre des Finances A. Kooli reconnait à demi-mot avoir bataillé pour que Moody’s ne rétrograde pas la note tunisienne au niveau le plus bas. La dette est entrée dans un processus autoentretenu, l’Etat emprunte désormais pour rembourser, asséchant les disponibilités monétaires et renchérissant le coût de l’investissement du secteur privé en berne.
Des trous dans le sable
Sachant que les fonds empruntés sont essentiellement mobilisés pour le fonctionnement, rarement pour l’investissement, l’économie ne crée plus de richesses.
Ainsi, la dette locale génère pour les banques des marges importantes (risque faible) à des taux plutôt élevés entre 5.5% et 8%, respectivement à moyen et long termes. Ces pratiques font florès, au détriment du financement de l’investissement productif, un comportement de rentier qui pervertit la vocation originelle de l’institution monétaire, à savoir le concours à l’économie. Rappelons que la dette est engendrée en large partie par le poids de la masse salariale de l’administration et par les subventions accordées aux entreprises publiques structurellement déficitaires.
Ces subventions flirtent avec le niveau du déficit budgétaire respectivement de 8% et de 11.5%, dans un fonctionnement de vases communicants. L’Etat, structurellement impécunieux, recourt systématiquement aux banques- notamment publiques – pour venir au secours des entreprises publiques, comme celui qui fait des trous dans le sable et les bouche avec le même sable. Cela pourrait durer longtemps, si l’économie le veut bien, mais elle ne le voudra pas. Les trous s’agrandissent et le sable ne suffit plus, c’est le propre de la monnaie, elle se déprécie dans le temps, l’inflation l’érode. Dans un système bancaire manquant de profondeur, ce jeu devient très dangereux.
Plan d’ajustement structurel PAS
Le FMI a pointé du doigt ces entreprises publiques qui accumulent les déficits, voire les pertes, en raison de problèmes de gouvernance, de mauvaise gestion et/ou de viabilité. Une part du déficit de ces entreprises vient néanmoins des arriérés et impayés de l’Etat qui commande, mais ne règle pas. L’Etat emprunte auprès des banques publiques pour subventionner des entreprises publiques dont il a participé au creusement des déficits, c’est pour le moins cocasse. Resterait l’alternative classique d’étaler la dette pour se donner une marge de manoeuvre.
Chris Geiregat, chef de mission auprès du FMI, affirme que des discussions autour du rééchelonnement de la dette n’ont pas été amorcées. Toutefois, l’Etat tunisien semble intéressé par un programme de financement, sous réserve de mener les restructura- fondamentaux. Le FMI appelle ainsi à suivre une feuille de route, dont l’objet principal est l’assainissement du secteur public productif et administratif dans le cadre d’une réforme globale qui ne dit pas son nom, mais on l’aura deviné, il s’agit de triste mémoire du plan d’ajustement structurel. On sait tous ce que cela sous-tend, lesdits programmes sont toujours soumis à des conditionnalités draconiennes. Il faudra s’attendre à un régime drastique, dont l’impact social est redoutable.
« Une part du déficit de ces entreprises vient néanmoins des arriérés et impayés de l’Etat qui commande, mais ne règle pas »
D’aucuns diront que la situation est tendue. Comment procéder à des réformes douloureuses dans un contexte de pandémie, de chômage massif et de paupérisation galopante ? En effet, les chiffres s’affolent et les fondamentaux se dégradent : contraction du PIB de 8%, déficit budgétaire en hausse de plus de 10%, forte augmentation de l’endettement de 18%, manifestations, blocages, sabotages. Ajoutent aux déséquilibres désordre et insécurité. On ne conduit les réformes que lorsqu’on est au pied du mur, toujours dans la nécessité, rarement dans la prospérité. Le dilemme ! S’abstenir de réformer aggraverait immanquablement ces déséquilibres économiques et sociaux.
Pour amortir le choc, le FMI recommandede renforcer la protection sociale en ciblant les plus fragiles. Ironie de l’histoire, on retrouve les mêmes défis que la Tunisie a affrontés pendant les années soixante.
Urgence vitale
La problématique est immensément complexe pour l’Etat, qui doit sauver des vies menacées par la Covid-19 tout en administrant un remède de cheval dans un contexte social et politique chaotique. Le FMI propose un plan somme toute classique, même s’il comprend une attention particulière aux classes défavorisées que des mesures spécifiques sont censées cibler. Une prudence inspirée des leçons tirées des émeutes qui ont ensanglanté le Tiers monde dans les années 80. La révolte du pain de 1984 est toujours vivace dans la mémoire collective des Tunisiens. Les préconisations du FMI se résument ainsi :
– Elargir et renforcer la protection sociale des plus défavorisés. Ainsi, les subventions alimentaires qui profitent à tous est une aberration. Des touristes étrangers, des millionnaires, des contrebandiers bénéficient des produits subventionnés au même titre que les pauvres, les bénéficiaires concernés.
– Réduire le déficit budgétaire en allégeant les effectifs de la fonction publique et en optimisant les recettes fiscales (secteur informel, évasion fiscale).
– Privilégier l’investissement dans la santé, dans l’éducation et dans les infrastructures.
– Promouvoir l’initiative privée en réhabilitant la régulation marchande, en luttant contre les rentes de situation, en ouvrant à la concurrence les monopoles non stratégiques.
– Simplifier les démarches bureaucratiques et lutter contre la corruption.
– Restructurer les entreprises publiques.
– Réformer le secteur bancaire et veiller à l’indépendance de la Banque centrale qui doit à tout prix bannir le recours à la planche à billet pour mettre la monnaie à l’abri de la dépréciation.
« La problématique est immensément complexe pour l’Etat, qui doit sauver des vies menacées par la Covid-19 tout en administrant un remède de cheval »
En effet, si on veut être objectif, lucide, affranchi des a priori idéologiques, le diagnostic du FMI est incontestable, les déséquilibres ne sont ni de droite, ni de gauche, ils se constatent. La nécessité d’une réforme profonde n’est pas un sujet d’appréciation subjective, il y a une urgence vitale à reprendre notre destin en main. Toutefois, ne nous voilons pas la face, la marge de choix est très faible, nous avons tout fait pour nous mettre sous la férule du FMI et des capitaux étrangers. Il est question désormais de souveraineté nationale. L’heure n’est plus aux postures idéologiques de pure rhétorique. L’enfer addictif de la dette a un prix exorbitant, c’est notre indépendance.
Il est plus que jamais temps de nourrir et très vite une réflexion de sortie de crise, la plus grave de notre histoire. Les dissensions auxquelles on assiste entre les plus hautes instances sont indignes des enjeux et de la gravité de la situation. Les manœuvres politiciennes attisent le feu de la discorde entre les intérêts catégoriels. Elles risquent de s’écraser sur la dureté du réel, toujours plus imaginatif que le plus fin des tacticiens. L’initiative privée, les investissements étrangers, l’esprit entrepreneurial craignent le brouillard politique. Un débat national est une impérieuse nécessité pour faire émerger une vision, un consensus qui rassemble par-delà les clivages partisans.
Il faut le dire au pays sans circonvolutions et l’afficher au monde qui ne nous prend plus au sérieux. Atermoiements et manœuvres politiciennes préparent des lendemains dramatiques. Les dirigeants actuels en assumeront la responsabilité devant l’histoire. Ce n’est pas le mur qui vient vers nous, c’est bien nous qui avançons vers le mur en klaxonnant. Il ne s’écartera pas.