La déclaration de guerre donne la possibilité formidable de bouleverser en quelques mots le sort des individus, comme le destin des Nations. Il arrive aussi qu’on déclare la guerre pour substituer un ordre politique à un autre. Dans un tel cas, le mot « guerre » est évidemment banni du discours des belligérants même si les hostilités sont déjà entamées. On supprime ainsi la réalité en se gardant d’utiliser le mot qui la recouvre. Une fois prononcés les vœux pour le mois de Ramadan Kaïs Saïed, croyant s’adresser à un large public écoutant avec une avidité crédule ses moindres paroles, a continué à prêcher, comme on s’y attendait, un de ces longs sermons dont il est coutumier et qu’il débite à propos de tout et de rien.
Parlant du fond de la gorge, il articulait les mots d’un ton sentencieux et solennel au sujet des enseignements fondamentaux du mois sacré des musulmans, notamment les vertus du jeûne et la portée véritable d’une abstinence qui ne doit pas être seulement alimentaire mais doit s’étendre en permanence à tout ce qui contrevient aux préceptes moraux de la vie en société par tous ceux qui croient, qui font des œuvres bonnes et ne cèdent pas aux promesses du Démon. Il arrive cependant que de ce charabia de piété mal entendu perce une phrase qui donne au discours une portée inattendue qui subordonne l’ouverture des hostilités à des propos belliqueux, un préalable exprimé sur le ton du bon sens et de la condamnation des amalgames.
Entouré d’un petit cercle de fidèles attentionnés et humbles, Kaïs Saïed leur rappelle que dans le Coran, « Allah s’adresse aux musulmans, aux croyants et non pas aux islamistes ». Pour preuve, dans le Coran l’Islam y est qualifié de religion d’Abraham, millat-u-Ibrâhîm (Coran 2,118) car le patriarche Abraham est aussi important que le prophète Muhammad.
Il est donc bien reconnu, nous dit le chef de l’Etat, qu’il est considéré « comme le premier muslim et le prototype de tout croyant » dont Allah a fait un guide pour les hommes (Coran II, 124 et III 67). Il y a cependant dans le Coran deux figures d’Abraham, celle où il apparaît comme un envoyé de Dieu à son peuple, et celle où il devient le premier musulman et le fondateur de la Ka’ba. On connaissait le Kaïs Saïed juriste et expert en droit constitutionnel, on découvre désormais un dilettante en matière d’exégèse du Livre saint.
Procédant par dichotomie, Kaïs Saïed trace un clivage entre, d’un côté, les musulmans et la trajectoire historique des sociétés au sein desquelles l’islam est né et s’est développé, de l’autre, l’islamisme, une idéologie et une construction sociale historiquement datée qui fait de la religion le début et la fin de l’action politique. La petite phrase devient dès lors une manifestation de pouvoir du garant de la constitution, tout à la fois éclatante et symbolique, un acte éminemment politique et le prélude à un état de guerre entre le chef de l’Etat et les islamistes d’Ennahdha.
« Kaïs Saïed trace un clivage entre, d’un côté, les musulmans et la trajectoire historique des sociétés…, de l’autre, l’islamisme, une idéologie et une construction sociale historiquement datée… »
Les adeptes de l’islamisme, en tant que programme politique forgé dans l’esprit de la confrérie des Frères musulmans où la composante de l’oumma imaginée prend alors le pas sur celle du gouvernement national, ont du mal à raisonner en termes de séparation des sphères religieuse et politique ; la religion ne leur sert que de prétexte pour opprimer l’homme ou la femme. Leur idéologie est aussi le support d’un discours exclusiviste absolu qui alterne des cibles diverses telles que l’Occident, les Juifs, les Chiites, de même qu’il distingue les bons des mauvais musulmans et appelle au renversement des gouvernements impies.
Dans la logique des frères, ce devoir légitime incombe à tout musulman afin de construire une cité musulmane parfaite par le retour à un islam originel régi par la Loi islamique dans toute sa rigueur. Un processus qui n’a jamais été mené à terme malgré toutes les opportunités qu’offrait la démocratie aux ennemis de la liberté.
Quant au recours à la violence, il se manifeste sous deux formes : un terrorisme contre l’État, en vue de l’instauration d’un pouvoir islamique, et une justice punitive contre les individus ne respectant pas la loi islamique. C’est là le plus important des obstacles à tout dialogue raisonnable entre belligérants.
De l’islamisme on en connait un bout. Une gestion directe calamiteuse sous le gouvernement de la Troïka et une occupation non moins pitoyable de l’espace politique depuis dix ans, y compris pendant l’intermède peu glorieux de Nidaa Tounes.
Au départ, des islamistes imbus de la légitimité de leur vision du monde pour l’imposer à tous, au nom de tous, comme modèle pour l’avenir du pays. La démocratie, c’est-à-dire le suffrage des citoyens comme une condition essentielle de la légitimité de leur pouvoir, sera reconnue voire revendiquée, mais ne serait pour eux qu’un moyen et l’élection l’instrument commode permettant à leur cause de triompher et à leur présence de perdurer.
Au lendemain du soulèvement de 2010, pendant que les autres factions peinaient à mobiliser un électorat égaré, les islamistes avaient déjà profité, sans le moindre effort ni frais, des assemblées hebdomadaires qui se tiennent sans leur concours dans toutes les mosquées du pays. Une occasion excellente, sans se battre et sans débattre, de mobiliser leurs troupes et de sonder à travers la ferveur des croyants le degré de leur attachement au mouvement.
Alors que le contenu ordinaire du discours des partis dits modernistes trouve sa cohérence par l’insistance sur la production des richesses et leur redistribution équitable, sur la liberté et le respect de la personne humaine, la rhétorique des islamistes, en revanche, était aménagée non pas sur les mesures concrètes qu’ils entendent réaliser au bénéfice de la collectivité, mais plutôt sur ce qu’ils assurent de ne pas entreprendre en cas de victoire.
Comme si leur propos n’était destiné qu’à dissiper les craintes du public et à nier les desseins sournois qu’on leur prête de vouloir infliger à la société des dommages irréversibles en exerçant un contrôle social sur les comportements individuels et collectifs, portant ainsi atteinte aux droits et aux libertés. Cet effet d’inquiéter puis de rassurer, dont personne n’est dupe, n’est pas dans la logique démocratique, mais relève de tromperie comme nécessité la politique.
« Au départ, des islamistes imbus de la légitimité de leur vision du monde pour l’imposer à tous, au nom de tous, comme modèle pour l’avenir du pays »
Adeptes du mensonge qui rassure, ils n’ont jamais cessé de rappeler, d’une manière devenue exagérément suspecte, qu’ils sont résolument attachés à la liberté individuelle, qu’ils ne prévoient nullement de remettre en cause le statut personnel tout en œuvrant, simultanément, pour l’instauration d’un ordre moral qui opprime ; que leur islam est modéré alors qu’ils invoquent Dieu à tout bout de champ pour justifier contrainte et violence contre les personnes ; qu’ils adhèrent à un islam moderne mais comptent bien remettre en vigueur quelques mesures archaïques ; enfin qu’ils sont tolérants mais pendant ce temps laissent agir librement leurs sinistres fanatiques.
Une telle stratégie, avait fini par opposer une partie de la population contre l’autre, à diviser le pays et à rendre complètement caduque la démocratie. Elle permit en tous les cas à leur leader de cultiver un destin de despote qui ne dit pas son nom, autrement plus tenace que celui de Ben Ali, car bénéficiant cette fois de l’appui du dogme et de la Loi de l’islam.
Tout compte fait, la démocratie de procédure n’aurait profité qu’aux ennemis de la démocratie. Tout en se réclamant de cette dernière, les partis se revendiquant de l’islam se comportent déjà en adversaires de l’État de droit grâce à l’espace public qui leur sert de support.
Les islamistes tunisiens de tous bords, avec lesquels il n’y aura jamais d’accommodement possible, pratiquent l’intimidation politique au nom d’un relativisme culturel qui prend appui sur l’argument fallacieux: l’oxymore de démocratie islamiste. Ceux qui avaient appelé au verdict des urnes avaient consenti avec complaisance que des professeurs soient agressés par leurs élèves pour des propos mal interprétés, que les meurtres d’opposants soit applaudis, que des jeunes soient envoyés dans les zones de conflit pour pratiquer le jihad, et que la censure des mœurs soit institutionnalisée par ceux qui se croient toujours investi de la mission de défendre l’islam par tous les moyens.
« Les islamistes tunisiens de tous bords, avec lesquels il n’y aura jamais d’accommodement possible, pratiquent l’intimidation politique au nom d’un relativisme culturel qui prend appui sur l’argument fallacieux : l’oxymore de démocratie islamiste »
Venons-en maintenant au musulman, au bon musulman, celui qui met en pratique les cinq piliers de l’Islam ou obligations et qui adhère fidèlement aux principes généraux tirés des versets du Coran et des faits et gestes du prophète. Chaque musulman essayant d’adapter ces principes à sa manière par un effort d’interprétation généralement confié aux oulémas qui œuvraient pour un Islam éclairé et tolérant.
L’absence de dogme et de hiérarchie font qu’il régnait dans tous les pays musulmans un Islam populaire et parallèle : l’islam spirituel de la mystique des confréries soufis, celui courants de dévotion centrés sur le culte des saints et autres thaumaturges. Peu importe l’objet de la sainteté des marabouts, ils étaient tous porteurs d’une baraka dont on profite en les vénérant. Leurs sanctuaires étaient ainsi des lieux de culte où l’on se rend en pèlerinage sans être accusés d’associer d’autres divinités à Allah.
En Tunisie, on s’est toujours bien accommodé de ces retours fréquents à la parole divine, de ces petits paragraphes de quelques lignes et de ces prières courtes tirées du Livre saint, ainsi qu’aux hadiths du prophète, considérés comme une suite normale de la révélation, qui viennent opportunément en appui aux arguments souvent peu convaincants de nos interlocuteurs, laissent peu de place à l’examen critique et découragent souvent tout débat contradictoire.
C’est le propre d’un islam doux et pacifique, qui ne relève ni du prêche des zélateurs, ni de l’endoctrinement des prédicateurs médiatisés. Un islam sans l’ostentation stupide que nous imposent depuis dix ans les dévots fanatiques, et sans les tartufferies des islamistes d’Ennahdha qui instrumentalisent insidieusement la religion pour accéder au pouvoir et le conserver, qui sollicitent à tout bout de champ Coran et Hadiths à l’adresse d’un public qui ne comprend plus certaines réalités d’évidence qu’étayées par une parole divine ou prophétique, sans jamais aller au-delà.
« En Tunisie, on s’est toujours bien accommodé de ces retours fréquents à la parole divine, de ces petits paragraphes de quelques lignes et de ces prières courtes tirées du Livre saint… »
Depuis son arrivée au pouvoir Kaïs Saïed, n’arrête pas de se fabriquer une identité de musulman devenue presque un leitmotiv d’engagement militant. Il s’efforce alors d’émailler ses discours et d’orner ses correspondances de vocabulaire religieux et de formules pieuses et s’en sert comme d’une vérité admise par tous au point de leur ôter toute pertinence discursive.
Ce faisant, il s’engage avec les islamistes dans une vaine surenchère qui n’est qu’une basse démagogie, étalant sa foi comme s’il cherchait de la sorte à éprouver l’authenticité de celle pratiquée par ses adversaires d’Ennahdha auxquels il doit pourtant beaucoup pour son élection.
Mais vouloir concilier la fidélité ostentatoire d’un islam purement religieux et le respect des valeurs laïques et modernistes, est un mélange des genres risqué et générateur de confusion. Car de moins en moins compatible avec l’islam perçu par une population exposée depuis dix ans aux discours racoleurs et aux pratiques archaïques et obscurantistes des islamistes.
C’est ce qui fait que contrairement à son prédécesseur, Kaïs Saïed se retrouve aujourd’hui tiraillé entre deux courants antagonistes. Il en fait trop pour l’un, celui que représentent les partisans d’un islam séculier, ouvert sur la modernité et la rationalité, mais trop peu pour le courant identitaire islamique, celui des partisans de l’intolérance et de la violence.
Cette posture destinée à revendiquer l’exclusive représentativité du credo, c’est-à-dire de la religion en tant qu’ensemble de croyances, de rites et de règles de conduite, ne lui permettra pas d’incarner des valeurs laïques et modernistes qui l’opposeraient d’emblée comme un puissant détracteur des islamistes.