Le chef de Gouvernement, H. Mechichi, adressait le 19 avril 2021, en catimini, une lettre à la Directrice Générale du Fonds Monétaire International (FMI). Dans laquelle il sollicite un nouveau programme d’aide à l’appui d’un énième plan de réformes. Lequel était vraisemblablement concocté pendant les séances de gymnastique intellectuelle pratiquées par les têtes pensantes de Beit al-Hikma; sans leçons à étudier, sans devoirs à faire, sans punitions à craindre.
Mme Kristalina Georgieva a répondu à la missive du chef d’un Gouvernement de cumulards, dans un langage à la fois ferme et conventionnel. De sa correspondance, les organes de presse tunisiens ne retenaient que la phrase de fin. Une formule de conclusion jugée bien lénifiante pour les responsables politiques: « Le FMI est, et restera, dit-elle, un partenaire fiable pour la Tunisie en ces temps difficiles ». Tout va bien, alors? Oui, sauf que cette formule, une fois sortie de son environnement discursif immédiat, devient problématique. Reversée alors dans un contexte plus large, elle se voit prêter une autre pertinence. Le reste du message s’avère par conséquent bien moins apaisant.
Cette manière de faire des médias, muant en termes flatteurs les inquiétudes que suscite une crise gravissime à tous les niveaux, nous rappelle cette familiarité que nous avons avec le Coran. Celle qui nous permet d’interpeller, dans une conversation et en guise de reproche, toute personne qui aurait proféré une demi-vérité. Et ce, en lui récitant le verset 4 de la sourate 107 (Le nécessaire al-mâ’ûn ) qui, de par la structure du texte coranique, ne s’achève que dans le verset suivant: (4) « Malheur à ceux qui prient, (5) tout en étant négligents dans leurs prières ». 4 الَّذِينَ هُمْ عَن صَلَاتِهِمْ سَاهُونَ5 فَوَيْلٌ لِّلْمُصَلِّينَ
Si on n’utilise pas les expressions qui fâchent, on laisse trop de place au doute. Car vient un temps où la parlotte ne suffit plus. Il faut fixer les choses pour bien les transmettre; des choses qu’on ne peut accepter de confier à l’aléatoire. Le mieux aurait été alors de reconnaitre que les prêteurs du FMI se sont rendu compte qu’en matière d’application par la Tunisie des programmes de réformes, et malgré les mises en garde répétées, les choses sont trop souvent condamnées à l’usure et l’oubli.
Le FMI entre satisfécits et leçon
Mais, venons-en aux faits. En préambule réconfortant, déployant la science extrême du bla-bla destinée à endormir un correspondant déjà trop somnolent. Achevant par la litote une atténuation feinte, et qui montre sa feinte par le choix d’une formulation qui tourne autour du pot. Ainsi, la Directrice Générale du FMI commence par distribuer des satisfécits quant aux efforts déployés par l’Etat tunisien. Et ce, à la fois sur: le terrain de la lutte contre la pandémie; le soutien apporté aux populations les plus vulnérables; et la bonne marche de la campagne de vaccination.
On passe ensuite au discours de vérité où les figures de pensée progressent crescendo du moins au plus. « S’agissant des réformes prioritaires à mener », l’auteure témoigne d’abord sa satisfaction quant à la détermination du gouvernement à dialoguer avec tous, partenaires sociaux et internationaux. Il est vrai que H. Mechichi n’a eu de cesse de sensibiliser tous les ambassadeurs d’Europe et d’Amérique accrédités à Tunis, quant aux enjeux de la démarche que la Tunisie compte entreprendre à Washington. En jurant la main sur le cœur, que son gouvernement se plierait de bonne grâce et avec une vigueur inflexible aux conditions les plus détestables et les plus cruelles contre un accord pour l’octroi de nouveaux prêts.
Rappelons, en passant, que le budget de la Tunisie pour 2021 prévoit des besoins d’emprunt de 7,2 milliards de dollars, dont environ 5 milliards de dollars de prêts étrangers et 2,2 milliards de dollars sur le marché local. Il place les remboursements de la dette due cette année à 16 milliards de dinars tunisiens (5,84 milliards de dollars); contre 11 milliards de dinars en 2020. Tout compte fait, quatre malheureux milliards de dollars suffiraient à « déployer nos ailes », comme nous le décrit la métaphore populaire.
Voici venu maintenant le temps de la leçon. Et Mme Kristalina Georgieva se permet de rappeler M. Mechichi aux choses de ce monde. A la prudence, presqu’à la pudeur, tant nous avons failli à nos engagements précédents. « Pour assurer une reprise vigoureuse, dit-elle, il est crucial de s’appuyer sur un programme de réformes (…) qui s’attaquerait aux principales vulnérabilités et difficultés du pays ». Mais lesquelles?
Comme beaucoup d’autres pays, la Tunisie est confrontée à une crise financière grave. Elle se traduit par d’importants déficits au niveau des finances publiques et de la balance des paiements. Mais aussi par une très faible croissance économique, une baisse des revenus. Ainsi qu’un accroissement démesuré de son endettement extérieur et une note souveraine à faire frémir de désespoir plutôt qu’à réfléchir. Ajoutez à cela une pandémie, dont l’impact et la gravité dépassent les capacités sanitaires du pays; ainsi que le cumul des sinistres concomitants qui affectent des pans entiers de l’économie. Dans un contexte où la conception, la production, l’échange et la consommation d’une grande partie des biens s’opèrent désormais à l’échelle mondiale.
Qu’en est-il du mode de gouvernance?
Cette nécessité absolue de restaurer un ensemble d’équilibres rompus en recourant une fois de plus à l’emprunt est fondamentalement tributaire du politique. Ce que l’on appelle communément le mode gouvernance, censé être déterminant dans ces cas-là. Alors parlons-en!
Au sommet, un chef de l’Etat qui, alors que la tension monte dans tous les secteurs et que tous les ingrédients sont réunis pour que l’explosion se produise, se lamente sur son sort et celui réservé à la constitution dont il revendique l’exégèse stricte. Le reste du temps, il le passe à dénoncer, à menacer du poing et à défier les élites corrompues.
En face, un chef de Gouvernement, réduit à la merci des islamistes, qui refuse opiniâtrement de céder aux injonctions du président de la République. Et qui applique pour le moment l’infaillible adage qui veut que le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins.
Enfin, de l’autre côté de la ville, une arène parlementaire qui ressemble à une cour d’école. Avec un président versatile et pervers qui exerce ses fonctions sous la menace d’une destitution. Et des représentants du peuple qui en tout temps essuient leurs pieds sur les institutions de la République.
Comment pourrions-nous faire avancer une société dans ces conditions? Comment imaginer que la chose publique puisse être dignement prise en charge avec ou sans l’aide financière des bailleurs internationaux? Banqueroute et conflits politiques ne constituent pas des arguments de valeur pour convaincre des prêteurs de plus en plus récalcitrants, censés venir en aide à des débiteurs aux abois.
Avant de parcourir le reste de la lettre, dont le ton risque fort d’affecter désagréablement l’estime de soi; rappelons le rôle que joue le FMI dans la gestion de la crise depuis 2010. Et l’influence considérable qu’il exerce généralement sur la politique économique des pays débiteurs, résulte non pas tant de sa fonction de prêteur direct; mais plus principalement de ce qu’il est devenu le gestionnaire central de la crise. Exerçant une ingérence qui est la forme la plus fréquente de l’instinct de domination. D’où l’état de quasi servitude aux programmes de stabilisation définis par les experts des institutions financières internationales. Lesquels sont devenus de fait un gouvernement de substitution.
Une liste d’objectifs relevant de la théorie d’un monde impossible
Convenant qu’elle partage avec H. Mechichi les options générales, Mme Kristalina Georgieva tenait néanmoins à en définir les tenants et les aboutissants. Suit alors une longue liste d’objectifs à atteindre qui relèvent de la théorie d’un monde impossible. Celui dans lequel on peut dessiner des cercles carrés. « (…) stabiliser l’économie dans l’immédiat et atteindre une croissance durable, respectueuse de l’environnement et riche en emplois à moyen terme. En ce qui concerne les réformes [dit-elle] je suis également d’accord avec vous qu’il est crucial de s’attaquer de manière décisive au problème de la soutenabilité des finances publiques et de la dette; d’opérer des réformes ambitieuses des entreprises publiques, de la masse salariale dans la fonction publique et des subventions énergétiques; ainsi que de continuer d’améliorer le climat des affaires, la stabilité du secteur financier et l’inclusion financière, la protection sociale et la gouvernance ».
Un plan cohérent du FMI qui correspond parfaitement à une politique visant à favoriser le jeu des forces du marché qui sont les mieux à même de favoriser un retour à la croissance. L’objectif est dès lors de libéraliser l’économie, de l’ouvrir à l’extérieur et d’en assurer la dérégulation.
Alors, le choix pour le gouvernement n’est plus entre le programme de réformes et le statu quo. Il est entre un programme géré et ordonné et un ajustement forcé qui, à l’échelle d’une nation, bouleversera la société dans son ensemble qui se défendra violemment contre un type de procédures perçues comme agressives.
Un catalogue de cruautés
Car la réduction des dépenses publiques, la baisse des salaires, la dévaluation du dinar, la réduction des importations, la privatisation des entreprises étatiques, le siphonage des caisses de retraite et l’arrêt des subventions aux produits de base, composent un programme d’austérité tous azimuts et feront que la pauvreté ne sera plus un critère de classement social.
Bientôt nous serons tous pauvres, en ce sens que nous manquerons d’argent. A cet égard, quel que soit son statut, fonctionnaire, cadre d’entreprise, commerçant, artisan, ménagère, étudiant, employé, ouvrier ou chômeur, tout le monde sera logé à la même enseigne. Celle de l’insuffisance des revenus et de la cherté du coût de la vie.
L’atténuation de ce catalogue de cruautés imposées par le FMI et leur conséquence sur la survie des populations parvient à son terme par la voie directe d’un subterfuge lexical. A savoir, le recours à des euphémismes qui placent politiciens lucides et économistes malvoyants sur deux planètes différentes.
D’où cet engagement explicite par lequel la Directrice générale du FMI termine son baratin: l’assurance que son institution est disposée, comme toujours, à nous apporter son soutien; et ce, « sous la forme d’assistance technique et de formations ». Autrement dit, nous initier à la bonne gestion économique et financière dans les domaines des activités de la Banque centrale, du budget, et des statistiques économiques et financières. De retour sur les bancs d’école?
Dans l’institution du prêt moderne, tout le monde souffre, le prêteur comme l’emprunteur, le créancier comme le débiteur. Le premier par le peu de sûreté de son capital, le second par les charges de l’emprunt. Mais contre cette maladie personne ne possède le remède de peur d’augmenter les souffrances. Toutes les réformes du système de la dette ne seraient alors que des palliatifs qui ne détruiront pas le mal. Alors endetté insolvable et créancier floué, l’un comme l’autre s’en tiendront au statu quo.