L’Association Mohamed Ali de la culture ouvrière (Acmaco) a organisé, samedi 24 avril 2021, à Tunis, en partenariat avec le Mouvement social citoyen (Mosc) et la Confédération générale du travail de Tunisie (Cgtt) un atelier de réflexion sur les enjeux et les défis de l’économie sociale et solidaire (ESS) en Tunisie.
L’accent a été mis sur la nouvelle loi sur l’ESS, loi adoptée par le Parlement, le 17 juin 2020, dans des circonstances un peu exceptionnelles, plus exactement, lors du départ du gouvernement d’Elyès Fakhfakh pour les raisons qu’on connaît. Une année après la promulgation de cette loi, tant attendue, ses textes d’application tardent à être publiés. Pour animer cet atelier, l’Acmaco a invité l’économiste Mohamed Hédi Zaiem, auteur de deux ouvrages de grande facture, l’un en français « Nomades : nouvelle macroéconomie pour le développement et l’économie sociale » et l’autre en arabe « Almasalek Ezzeifa » (les fausses pistes).
L’universitaire a essayé d’éclaircir certaines zones d’ombre concernant la loi sur l’ESS et de répondre à des interrogations des participants dont : l’économie sociale et solidaire (ESS), « branche de l’économie qui concilie activité économique et équité sociale », est-elle un modèle de développement ou un simple secteur concurrent des secteurs public et privé ? A-t-elle assez d’attractivité pour créer de nouveaux emplois et débaucher les travailleurs du secteur informel comme le stipule la nouvelle loi ? Dans quelle mesure ce tierssecteur est-il condamné, comme le conçoivent ses initiateurs, à être une activité à but non lucratif ?
« L’ESS est-elle un modèle de développement ou un simple secteur concurrent des secteurs public et privé ? »
D’emblée, cette loi est à réviser Globalement, le conférencier a laissé entendre, durant plus de deux heures d’exposé que cette loi est « mal-foutue», plus correctement mal-conçue du point de vue logistique, du point de vue contenu et du point des objectifs souhaités.
Pour lui cette législation, qui a tendance à « folkloriser l’économie sociale et solidaire », ne serait qu’un nouveau mécanisme pour créer « des usines à gaz ». Elle gagnerait, logiquement, à être révisée, d’après lui, dans les meilleurs délais. Cette hypothèse de révision n’a pas été du goût de certains participants, pour la plupart des responsables d’ong de développement social et économique.
Ces derniers ont demandé à ce qu’on commence à pratiquer l’économie solidaire et sociale en Tunisie, même avec une loi imparfaite, plutôt que de continuer à attendre une éventuelle révision de la loi qui peut, au regard de la mauvaise volonté des gouvernants makhzéniens en place, encore durer des années.
Les griefs de Hédi Zaïem
Au nombre des griefs formulés à l’encontre de la nouvelle loi sur l’ESS, l’économiste a évoqué sa définition dans le texte, en tant que « modèle économique », alors qu’elle est simplement un secteur à part entière qui doit concurrencer légalement les secteurs public et privé.
Mieux, de nos jours, l’économie sociale et solidaire, développée dans la loi comme un correctif social, doit être perçue, comme cela est pratiqué en Occident, particulièrement en Allemagne, comme une économie sociale de marché. Une branche où la performance et la rentabilité sont exigées.
Il a déploré la tendance de cette loi à fixer à l’ESS de nobles objectifs (stabilité sociale, développement durable, sédentarisation des populations enclavées, création de conditions de vie décente, création d’emplois décents…) et à insinuer, maladroitement, que ces objectifs ne seraient pas suivis par les autres secteurs concurrents (public et privé).
« Il n’y a pas de chat qui chasse pour Dieu »
Hédi Zaiem a évoqué, ensuite, l’orientation d’assigner à l’ESS une vocation de branche à but non lucratif. Se référant au proverbe tunisien « mathamach Katous yestad el rabi » (« il n’y a pas de chat qui chasse pour Dieu »), il estime que toute activité économique doit générer par essence de la rentabilité et que l’ESS est concernée par la réalisation de performances économiques.
Pour lui, le principe économique est simple. Toute activité économique, voire toute activité créatrice de richesses, pour être attractive pour toute personne qui veut louer sa force de travail ou placer son argent, doit susciter impérativement un intérêt lucratif, sinon, elle n’a aucune chance de perdurer.
Autre grief formulé par Hédi Zaiem, l’obligation faite aux entités opérant actuellement dans l’ESS, de disposer du label, c’est-à-dire de l’autorisation nécessaire pour bénéficier de la qualité-dénomination « société d’économie sociale et solidaire (SESS) ». Cette condition sine qua non pour exercer dans l’ESS serait une mesure bureaucratique et antiéconomique.
Elle va exiger des années et des années de procédures pour régulariser la situation des SESS existantes de fait. Il s’agirait selon lui de 330 groupements de développement agricoles, de 349 sociétés de mutuelles agricoles (SMA) et de 28 000 associations multidisciplinaires (ong de la société civile). Au niveau de la logistique, l’économiste a relevé beaucoup d’ambiguïtés qui vont rendre incompréhensible le texte et prêter à toutes les équivoques.
A titre indicatif, la dénomination de « membre » de SESS ne serait pas le terme exact. Le terme approprié serait, pour Hédi Zaiem, celui d’ « associé ».
Avantages et contraintes
Les avantages stipulés dans ladite de loi, particulièrement la possibilité d’accès au financement et de garantie de ce financement, ont été également minimisés par l’économiste. Il estime que ces avantages sont fictifs et font double emploi avec ceux que fournissent, actuellement, des établissements en place, s’agissant de la Banque de Solidarité Sociale (BTS), la Banque de Financement des Petites et Moyennes Entreprises (BFPME) et la Société Tunisienne de Garantie (SOTUGAR).
S’agissant des contraintes, il a abordé les multiples autorisations auxquelles est soumis le secteur de l’ESS. En autorisant la création des SESS, en délivrant le label et en décidant de l’ouverture ou de la fermeture de ces mêmes SESS, l’Etat, qui par essence se range constamment aux côtés des secteurs les plus forts (privé et public), contrôle totalement le secteur et compromet, et son autonomie, et sa rentabilité, et toute liberté d’initiative de ses entités.
Il y a là, de toute évidence, des contraintes à même de compromettre la compétitivité du secteur par rapport à ses concurrents : le public et le privé.
L’ESS peut contribuer à des réformes structurelles nationales
Par-delà ces griefs, le conférencier perçoit d’importants avantages dans l’ESS, pour peu qu’elle soit bien conçue, qu’elle soit affectée à des projets nationaux de développement socio-économique de grande envergure (éducation, santé, transport, culture) et qu’elle soit encadrée et défendue politiquement, soit par les syndicats, soit par un grand parti à vocation sociale.
Ainsi, l’ESS peut être exploitée pour atténuer les coûts des services onéreux fournis par certains lobbys monopolistiques. Il a évoqué, à titre d’exemple, la possibilité pour deux ou trois médecins de lancer sous l’étiquette de SESS des cliniques à prix abordables pour les Tunisiens moyens et démunis. La rentabilité de ces cliniques serait assurée par l’importance du nombre des patients.
L’ESS peut aussi être mise à contribution pour résoudre le problème du décrochage scolaire et par l’orientation des SESS vers l’encadrement du préscolaire, où il y a un besoin énorme de crèches, de jardins d’enfants et de classes préparatoires dans toute la République. Il a rappelé que c’est dans ces établissements préscolaires, qui couvrent actuellement moins de 50% des enfants du pays, que se forment les personnalités des citoyens de demain.
« L’ESS peut être exploitée pour atténuer les coûts des services onéreux fournis par certains lobbys monopolistiques »
Cela pour dire que l’enjeu est énorme, a-t-il noté. L’ESS peut être une solution pour sauver des centaines de milliers d’épiceries menacées sérieusement par la grande distribution. L’idée serait de lancer des centrales d’achat sous le label SESS.
Concernant le rôle que peut jouer l’ESS dans la création de nouveaux emplois -quelque 300 mille selon les estimations officielles-, Hédi Zaïem est très nuancé. Il considère que les SESS auront le mérite, non pas de créer directement des emplois, mais d’élargir les sphères d’opportunités d’emplois.
Ce qui est loin d’être négligeable, dans un pays où ses gouvernants adorent ressasser à qui veut les entendre, que le marché du travail est exigu en Tunisie.
En conclusion, Hédi Zaïem, estime que la loi sur l’économie sociale et solidaire, dont les textes d’application ne sont pas encore publiés, comporte plus de contraintes que d’avantages, ces derniers étant pour la plupart fictifs ou disponibles.
Morale de l’histoire : Hédi Zïem pense, que pour ceux qui tiennent à lancer des SESS, ils n’ont pas besoin à la limite de cette loi, qui gagnerait à être revisitée. Le message est clair.