A 93 ans, l’allure juvénile, l’esprit vif et le regard scintillant d’intelligence et pas la moindre ride intellectuelle avant que la Covid19 n’emporte définitivement Béchir Ben Yahmed fondateur et dirigeant du groupe Jeune Afrique. Exposé, il l’a toujours été face aux autocrates, aux dictateurs, aux despotes et aux fossoyeurs de la liberté et de la démocratie. Il n’a jamais fui le combat, ne s’est jamais dérobé à ses responsabilités et à ses obligations journalistiques. Il en avait fait sa propre morale et sa religion.
Rien ne prédestinait le plus jeune et brillant ministre du premier gouvernement d’après indépendance de Bourguiba au statut de chevalier de la plume. Il a troqué très tôt l’habit du politique pour le métier de journaliste. Avec à la clé plus de privation, de sacrifice que de privilège, si ce n’est celui d’un esprit libre et indépendant. Qu’il sut conserver tout au long d’une vie: ses propos sonnaient justes, exigeants, sans complaisance aucune, acerbes par bien des égards. Il se voulait le redresseur de torts, la voix et le porte-étendard d’un continent en gestation.
Visionnaire et précurseur en tout, Béchir Ben Yahmed a été de toutes les étapes de la transformation de l’Afrique, qu’il s’employa sans relâche à faire émanciper de la convoitise des grandes puissances. L’Afrique c’est en quelque sorte sa mère patrie. Il a cru très tôt dans sa destinée, dans sa capacité de se prendre en charge et d’émerger comme un acteur majeur sur la scène mondiale. Il louait le bon sens, la vertu, la droiture, le patriotisme, les compétences professionnelles, l’engagement de celles et de ceux qui ont mérité de leur pays. Béchir Ben Yahmed dénonçait avec la même détermination les turpitudes, l’arrogance, les errements et la soif de pouvoir des ennemis de la démocratie.
Dans cet exercice, si difficile, ses éditoriaux, où il nous fait part de « Ce qu’il pense » illuminent le continent et font autorité et référence. Semaine après semaine, il traçait moins la route de son groupe de presse dont il sut préserver l’indépendance qu’il mettait en perspective le contour économique, technologique et moral de ce que devrait être l’Afrique telle qu’il la voit et la conçoit.
Béchir Ben Yahmed avait inventé une nouvelle forme de journalisme qui sait parler aux politiques, aux intellectuels, cadres et décideurs. Elle ne laissait personne indifférent. Il était écouté des Chefs d’État et de gouvernement même de celles et ceux qu’il ne se privait pas de critiquer. Sans doute parce qu’on lui reconnaissait au-delà de sa franchise et de son audace, sa sagesse, son souci d’objectivité, son honnêteté intellectuelle et sa droiture.
Il dut renoncer très tôt à sa zone de confort ministériel pour créer son propre journal à Tunis, avec si peu de moyens et une énorme envie de peser dans le débat national. Avant de prendre le large et de migrer ailleurs sous d’autres cieux, pour s’extraire de toute ingérence, interférence ou pression autre que professionnelle. L’Action, Afrique Action, puis plus tard Jeune Afrique… Le groupe se développait au rythme de l’élargissement de l’espace africain pour anticiper et être au rendez-vous des événements qui comptent.
Béchir Ben Yahmed est à lui tout seul une grande école de journalisme et de management. Où l’on y apprend le sens de l’exactitude, l’exigence professionnelle, l’humilité et pour tout dire le métier de journaliste. De grands noms de la presse tunisienne, trop souvent en bute avec les régimes en place, y ont trouvé refuge. Et un haut lieu au pays des lumières, de créativité d’innovation et d’apprentissage. Il ne se cache pas derrière les mots ou les symboles. Il assure et dit ce qu’il pense. On l’aura compris. Il n’y a que des idées qui font bouger les lignes et changer le monde.
Béchir Ben Yahmed a ouvert la voie ici et ailleurs à une presse francophone décomplexée, libre et crédible, pertinente, indépendance, soucieuse d’objectivité; non sans affirmer un réel engagement de tous les instants et en toute circonstance. Il a le premier brisé le plafond de verre pour se faire un nom et une place dans la cour des grands médias de ce monde.
Béchir Ben Yahmed s’est éteint à 93 ans le 3 mai 2021, le jour de la célébration de la liberté d’expression. Un signe. Il laisse derrière lui un immense vide à la mesure d’un parcours journalistique sans égal de près de 65 ans qui fera date dans l’histoire du journalisme. Il hérite sans doute ce besoin d’ouverture sur le grand large de son goût pour la liberté et de son ADN insulaire. Ulysse est passé tout près de l’île de ses origines. Le maitre n’est plus là, mais ses idées, et ses idéaux, sa soif de vérité, nous accompagnerons pour toujours. L’artiste quitte la scène, un monument s’en va sous l’acclamation de tous… Qui ne trouvent plus les mots pour saluer sa mémoire et s’associer au deuil de son épouse, de ses enfants, de ses proches et de toute sa famille journalistique… Paix à son âme.