« Sortir de l’impasse actuelle, regagner la confiance des partenaires financiers et remettre le pays sur les bons rails, requièrent avant tout, de résorber le déficit de confiance et de courage politique qui bloque toute issue ». C’est ce qu’a affirmé l’économiste Moez Labidi, dans une interview accordée à l’Agence TAP. L’économiste tunisien y revient sur les négociations avec le FMI.
TAP: Quelle est votre lecture du projet de réformes présenté au FMI?
Moez Labidi: Je pense que l’engagement des discussions avec le FMI est une démarche inévitable pour accélérer la signature du programme. Toutefois, le plus important pour le FMI, ce n’est pas tant la liste des réformes formulées dans le MOU (Memorandum of Understanding), que l’impact sur le cadrage macroéconomique à moyen terme. Reflétant une tendance baissière du déficit budgétaire, de la masse salariale en % du PIB; et surtout des signes d’amélioration des indicateurs de la dette traduisant la soutenabilité des finances publiques.
Je reste convaincu que le plus important pour le FMI, c’est la réduction du déficit budgétaire, afin de préserver la soutenabilité de la dette. Ainsi, si le gouvernement est en mesure de gagner la bataille du recouvrement fiscal, de telle sorte que les recettes additionnelles mobilisées permettent de ramener le déficit budgétaire à un niveau rassurant pour la trajectoire de la dette, le FMI pourrait « fermer les yeux » sur la question de la masse salariale et les subventions. Et ce, compte tenu de leurs implications sociales dans un pays qui peine à cicatriser les plaies de la précarité sociale, engendrées par les deux premières périodes de confinement résultant de la crise de Covid-19. Une telle situation suppose l’existence d’un gouvernement fort, capable d’imposer le respect de la loi.
Malheureusement, ce n’est pas le cas de la Tunisie depuis la révolution. Où la majorité des gouvernements post révolution ont brillé, à la fois par les reculades successives face aux revendications salariales démesurées et aux lobbyings des corporations; et par leur incapacité à gagner la bataille de l’informel et du recouvrement fiscal.
L’actuel gouvernement n’est ni responsable de la dégradation des fondamentaux de l’économie, ni de la signature des accords étouffants pour les finances publiques enregistrés après 2011. Accord portant sur la prime de recouvrement, signé avec les syndicats du ministère des finances en 2014, accord d’El Kamour en 2017, etc. Mais il n’a pas hésité à ajouter, en pleine crise de Covid-19, une nouvelle partition dans la symphonie des reculades. Avec l’accord avec les magistrats, la troisième tranche de la majoration des salaires de la fonction publique, etc.
Rappelons que le recours au FMI génère un triple avantage pour l’économie tunisienne : accélérer la mise en œuvre des réformes structurantes pour l’économie, faciliter la mobilisation des financements extérieurs (auprès des autres bailleurs multilatéraux et bilatéraux) et une meilleure crédibilité auprès des agences de rating pour garantir un meilleur accès au marché financier international.
Quel sera le coût économique et social de ces engagements avec le FMI ?
Les réformes sont devenues de plus en plus délicates socialement. Dans un contexte marqué, d’une part, par une montée de la précarité et du déclassement social; et d’autre part, par un durcissement des positions des partenaires sociaux, alimenté par les craintes de perte de contrôle de leurs bases.
C’est surtout les mesures portant sur le ciblage des subventions qui peuvent susciter une résistance sociale. La suppression des subventions aura un impact direct sur les prix à la consommation: une poussée inflationniste et une dégradation du pouvoir d’achat. De même, cette dégradation pourrait générer plus d’inflation via les « effets de second tour » résultant de revendications de hausse des salaires.
L’actuel gouvernement est-il suffisamment armé pour gérer les dommages collatéraux sociaux et politiques de cette mesure ?
En plus du mauvais timing, je pense qu’il y a une maladresse de taille dans les réformes proposées: le choix de commencer par le ciblage des subventions des produits alimentaires. Primo, pourquoi prioriser les produits alimentaires, la composante la plus sensible du dossier des subventions? Pourquoi pas l’électricité? Secundo, l’approche adoptée élude l’attachement de la classe moyenne à la subvention des produis alimentaires suite à la montée du déclassement social. Tertio, s’agit-il d’un courage politique? Si oui, c’est un courage déplacé.
La Tunisie a besoin de l’audace politique pour faire respecter la loi, pour traquer l’informel, pour contrôler les circuits de distribution et les frontières. Plutôt que de prendre des mesures qui peuvent déclencher une contestation sociale qui pourrait bloquer les réformes, sur ce dossier, pour des décennies (les émeutes de janvier 1984). Quarto, s’agit-il d’une manœuvre pour séduire le FMI? Si oui, cela ne pourrait que creuser davantage le déficit de crédibilité des autorités avec tous les bailleurs de fonds étrangers, et notamment le FMI avec le faible taux de réalisation des engagements consentis dans les deux derniers programmes.
Enfin, face à la montée de l’inflation, la BCT sera amenée à durcir sa politique monétaire, ce qui découragera la demande de crédit dans un contexte où le climat des affaires demeure en berne. En somme, le ciblage des subventions sur les produits alimentaires, formulé dans le projet de réforme présenté au FMI, traduit l’incapacité du décideur à intégrer les conditions de réussite des réformes dans son radar.
L’implémentation de toute réforme (subventions, restructuration des entreprises publiques, caisses sociales, ….) est avant tout de la vision, de la pédagogie (bon timing, communication, …), de l’audace, de la confiance, de la crédibilité. Il est temps de comprendre que la dégradation de la situation économique (déficit budgétaire, déficit courant, économie de rente, insoutenabilité de la dette, montée de la corruption, tsunami de l’informel, … ) n’est que la face visible de l’iceberg. Par contre, dans la face cachée réside le déficit de vision, le déficit de confiance, le déficit de courage politique, le déficit de crédibilité, etc. en présence d’un excès de populisme.
Ainsi, tout dépend de notre capacité à résorber le déficit de vision, d’audace, de confiance, pour pouvoir sortir de l’impasse financière et mettre la Tunisie sur le chemin de la modernisation de l’économie et la stabilité politique et sociale.
Avec TAP