L’entreprenant et débrouillard ministre des Finances, M. Kooli, infatigablement actif dès qu’il s’agit d’éviter au pays une imminente faillite, n’est pas rentré les mains vides à l’issue d’une lamentable virée à Washington auprès des dirigeants d’un FMI devenu méconnaissable. Ses dirigeants s’étaient en effet montrés vétilleux et soupçonneux quant au caractère velléitaire d’un programme de réforme de l’économie tunisienne pourtant longuement médité.
Faute de milliards, on se contentera d’une modeste offrande de 500 millions de dollars accordée par le Millennium Challenge Corporation. C’est toujours bon à prendre, surtout pour remonter le moral. Mais qui sont ces généreux donateurs cachés sous l’acronyme de MCC ? Il s’agit d’un organisme gouvernemental américain d’aide étrangère créé en janvier 2004 par le Congrès américain avec un solide soutien bipartisan. Le MCC s’est engagé dès le départ dans une politique d’assistance aussi active que contraignante. Qualifiée « d’intelligente », elle consiste à accorder des aides financières à durée limitée pour promouvoir la croissance économique, réduire la pauvreté et renforcer les institutions des pays récipiendaires.
Ces investissements ne devraient pas seulement servir à assurer la stabilité et la prospérité dans les pays partenaires. Mais ils constituent, à terme, un bon placement pour le contribuable américain. Aider les autres n’est-ce pas la meilleure façon de s’aider soi-même ?
L’intervention du MCC, dont la vocation essentielle est de lutter contre la pauvreté dans le monde, se fait sur la base du degré d’attachement des pays en développement à la bonne gouvernance, à la liberté économique et à l’investissement citoyen. Des conditions pourtant de plus en plus inadaptées dans nos contrées. Le processus d’éligibilité est d’une complexité infernale. Si bien que l’unité de notre existence physique et morale se résout en une succession d’indices multiples et hétérogènes estimés infaillibles.
Nous voilà reconnus pauvres
On examine alors la performance des pays à partir de plusieurs critères définis dans tous les domaines dont la combinaison donnera lieu à un score. Enfin, on les invite à identifier leurs priorités pour parvenir à une croissance économique durable et à la réduction de la pauvreté.
Leurs propositions sont élaborées dans le cadre d’une large consultation au sein de leur propre société. Avant de se concerter au final avec le MCC qui les aidera à affiner leur programme. Une fois la subvention attribuée, le pays doit mettre en place une entité locale responsable pour gérer et superviser tous les aspects de la mise en œuvre du programme d’aide.
Le suivi des fonds est rigoureux, transparent et souvent géré par des personnalités indépendantes. Car le MCC est appelé à produire avant tout des résultats. Par ailleurs, l’agence américaine utilise des méthodes réputées techniquement rigoureuses, systématiques et transparentes pour projeter, suivre et évaluer les impacts de ces programmes.
Enfin, l’aide du MCC, qui n’est nullement une subvention à fonds perdus, l’engage à produire des résultats et faire en sorte que les Américains obtiennent un bon retour sur investissement. Tout ça… pour ça ?
Bien que désabusés par ce coup du sort, qui est loin de correspondre à la verve médiatique d’un « don de 500 millions de dollars ! », la Tunisie se retrouve cependant en charmante compagnie.
Le Burkina Faso, dont la population dépasse les 20 millions d’habitants, un PIB de 16 milliards de dollars et un revenu par tête de 786 dollars, a été aussi, en août 2020, l’heureux bénéficiaire d’une aide de 450 millions de dollars du MCC pour le développement d’infrastructures électriques.
Pour la Tunisie, l’argent servira à développer les secteurs du transport, du commerce et de l’eau. Nous voilà reconnus pauvres et, pour une fois, la pauvreté aura été pour nous une amie bienfaisante et nous enseignera peut-être le véritable prix des biens utiles à la vie.
Tiens, cela nous renvoie à un autre prêt de 500 millions de dollars, perdu dans les limbes de la masse salariale, octroyé en juin 2017 par la Banque Mondiale. Alors destiné à promouvoir la création d’emplois dans le secteur privé, en particulier pour les jeunes et les femmes et dans les régions à la traîne sur le plan économique.
« La pauvreté aura été pour nous une amie bienfaisante et nous enseignera peut-être le véritable prix des biens utiles à la vie… »
Rappelons toutefois que la pauvreté d’un pays est souvent décrite à partir d’un niveau de revenu. Ce qui revient à admettre, a priori, une construction strictement monétaire de la pauvreté. Or telle n’est pas la démarche du MCC qui part de la notion de présomption de pauvreté, qui n’a pas d’autre sens que celui du regard porté, a priori, sur un pays, avant tout examen.
Par la suite, et pour qu’un pays soit réellement identifié comme pauvre et, partant, reconnu éligible à l’assistance du programme MCC, le Conseil de l’agence prend en compte trois facteurs principaux. A savoir: la performance politique; l’opportunité de réduire la pauvreté et de générer une croissance économique; et la disponibilité des fonds.
Cet effet de catégorisation revient à définir la pauvreté à partir des politiques qui sont censés la réduire. Ainsi, et malgré l’ampleur de l’écart de leur PIB, le Burkina Faso et la Tunisie se retrouvent logés à la même enseigne. Perçus comme des pays pauvres où les inégalités, très grandes, sont associées à un déficit de plus en plus large de cohésion sociale.
Dès lors ce statut, qui pourrait être jugé dégradant, car on décèle difficilement le lien entre la valeur du score attribué par le MCC à un pays et la perception par ses habitants de l’ampleur des inégalités, devient acceptable dans la mesure où l’un des critères défini porte sur le degré d’efficience de l’action publique. Du fait que les politiques sociales dans ces pays n’atteignent que partiellement les personnes qu’elles sont censées protéger.
« Ainsi, et malgré l’ampleur de l’écart de leur PIB, le Burkina Faso et la Tunisie se retrouvent logés à la même enseigne, perçus comme des pays pauvres où les inégalités, très grandes, sont associées à un déficit de plus en plus large de cohésion sociale. »
La Tunisie présumé pays pauvres ? Oui, parce que pour les institutions d’aide, si nous sommes en retard sur les pays avancés c’est uniquement par des niveaux inégaux de richesses économiques. Un état d’esprit que l’on peut qualifier de « moderniste », confiant dans le progrès et ses multiples effets positifs.
La croissance économique finira par estomper les inégalités et éradiquer la pauvreté. Or cette homogénéisation des jugements, faisant que les pays les plus pauvres sont alors simplement en retard sur les plus riches mais sur un fond de carte de valeurs identiques, fait fi de la nature du régime politique, des conditions socio-historiques, socioculturelles, des valeurs partagées et de l’éducation. Dans ce cas comment expliquer que nous ayons dilapidé en dix ans les progrès accumulés pendant une soixantaine d’années ? Et ce, en dépit de l’avènement de la démocratie, de la consécration de la liberté et de l’égalité ?
Aussi, la question de la pauvreté, ou plutôt de l’appauvrissement et la dégradation des conditions d’existence doit-elle être, pour le cas de la Tunisie, rapportée à d’autres enjeux. Car la hiérarchisation des problèmes n’est pas partout la même.
Considérée, par exemple, sous l’angle de la discrimination hommes-femmes ou celui de l’éducation, la variable du score de pauvreté serait jugée basse en Tunisie. En revanche, s’il s’agit d’évaluer la maturité et la compétence des dirigeants et du personnel politique, la variable crèverait le plafond.
« […] Comment expliquer que nous ayons dilapidé en dix ans les progrès accumulés pendant une soixantaine d’années en dépit de l’avènement de la démocratie, de la consécration de la liberté et de l’égalité ? »
Que de fois avons-nous entendu récapituler la longue liste de réalisations à venir de la part d’apologistes passionnés de la continuité de l’Etat, de la prospérité inéluctable et des lendemains qui chantent. Les gouvernements changent, mais la confiance continue en revanche à aller infailliblement aux personnages les plus falots, les plus nuisibles; aux plats flatteurs et aux moins compétents.
Les faits sont têtus, et l’infirmité des gouvernements à régler des problèmes devenus fort insolubles à force d’être continuellement reportés, est patente. Avec ou sans FMI, Banque Mondiale ou Européenne, le gouvernement a atteint, avec sa Loi de finances 2021, son véritable niveau d’incompétence. Car chaque décision prise génère ses propres vulnérabilités.
Alors on ne sait plus quoi faire. Continuer comme par le passé, au risque d’alourdir l’endettement extérieur, d’aggraver l’inflation et de mettre en péril la relance de l’économie ? Ou bien privilégier l’austérité et mettre en œuvre des réformes longtemps prescrites au risque d’une explosion sociale ?
Que n’a-t-on pas entendu pendant la campagne électorale par les candidats aux élections. Et de la bouche même de ceux qui gouvernent aujourd’hui et qui se gardent bien de citer ne serait-ce qu’une seule mesure annoncée et réalisée.
La majorité des gens n’étant pas apte à juger les détails des programmes proposés, avait cru alors que le processus démocratique allait introduire un changement total de la donne politique et économique. A l’époque, tous les objectifs étaient estimés à portée de main, parfaitement réalisables, faciles même; moyennant des investissements, une organisation efficace et du temps.
L’impasse
FMI ou pas, le pays est en situation d’agonie. Alors au diable le développement durable, la solidarité sociétale, la transition énergétique, la bonne gouvernance, la recherche impérative d’un nouveau modèle de progrès économique et social. A quoi bon courir après des chimères qui font naître des illusions sans fondement ?
Cette démocratie est revendiquée d’abord comme un processus de transformation rapide et profond du système politique. Elle est revendiquée ensuite comme un succès historique une fois surmontée la première élection présidentielle au suffrage universel. Elle s’avère de plus en plus confuse, instable, incertaine. On voit défiler à tire-larigot les excuses, tant de fois invoquées: la transition démocratique demande encore plus de temps; les enjeux ne sont pas uniquement d’ordre institutionnel; les soutiens financiers seront les garants de la pérennité de la démocratie, etc.
Or, les défis reconnus, qui appellent l’engagement, sont aussitôt anéantis par les innombrables turpitudes de l’exécutif, son incompétence et son manque d’audace. Et par des députés de la Nation qui ne représentent qu’eux-mêmes.
Le chef d’Etat et son entourage, le chef de Gouvernement et sa pléthore de ministres qui existent à l’état latent, les députés et leurs mœurs relâchées, les sourds grognements des partis au pouvoir dépourvus de ligne politique, aux contours insuffisamment clairs pour qu’on puisse les situer idéologiquement, ne sont plus l’antidote à la grisaille des jours.
Le gouvernement actuel, en dépit des mauvais indicateurs, continue à rassurer la population par des mensonges organisés. Il ne donne plus à la majorité des Tunisiens, aux plus pessimistes, aux plus incertains, aux plus dubitatifs, le goût de vivre, ni la volonté de croire.
La soi-disant « Tunisie de demain » s’achemine vers l’impasse. Une réalité lancinante qui ne cesse de trouver sa traduction sous la forme d’avertissements sérieux lancés par le FMI, la Banque Mondiale et les agences de notation. Ils mettent tous en garde les gouvernements successifs en leur annonçant en fait le spectre de « la République bananière ». Une variation sur le thème du déclin et du dépérissement économique qui n’a pas l’air de hanter outre mesure les dirigeants qui feignent d’oublier que le problème de l’endettement c’est qu’il empêche de s’endetter.
Alors que faire ? Pas grand-chose. Et si par bonheur des solutions existent, elles seraient à chercher en dehors des valeurs incarnées dans la démocratie et son pluralisme fictif !